Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix


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Utopie et réalité d’une culture de la paix

par Verdiana Grossi


«Les nations comme les individus sont susceptibles d’éducation»
-Frédéric Passy
(1er lauréat avec Henry Dunant du Prix Nobel de la paix, 1901).

Comment faire en sorte que la culture de la paix entre dans l’école et s’institutionnalise afin de devenir une réalité?

Le thème de la XVIIe Session d’enseignement des droits de l’homme, qui s’est déroulée à Céligny du 11 au 17 juillet 1999 était : «Éducation à la paix : utopies et réalités». Il soulève une série de réflexions qui nous amènent à examiner dans quelle mesure une culture de la paix est à la fois une utopie et une réalité.


I. La culture de la paix

Contrairement aux droits de l’homme dont les contours sont plus précis, la culture de la paix et l’éducation qui en découle ont des contours beaucoup plus flous. Ils touchent indirectement à ce que les États-Nations considèrent, encore aujourd’hui, comme étant de leur ressort : la culture.

En 1914 déjà, le Hongrois, Ferenc Kemény (1860-1944), prétend que les fondements d’une éducation à la paix ne peuvent exister qu’à travers «un internationalisme culturel»1. Par son appartenance à l’Empire austro-hongrois, Kemény conçoit l’éducation internationale comme un travail culturel. Il estime qu’une méconnaissance des cultures peut conduire à des conflits :«L’organisme, la structure d’une nation ne se composent pas seulement de la langue et de la religion, des rapports politiques et géographiques, mais surtout de la culture. Or, (...) chaque culture nationale est, dans son ensemble et dans ses origines, une culture internationale, en tant qu’elle reflète les cultures étrangères se trouvant à la base de la culture nationale. Cette vérité, cette loi de composition, s’applique aux peuples aussi bien qu’aux cultures.»2

À ses yeux, les courants national et international doivent concourir à créer un centre mondial de l’éducation. Grand connaisseur de l’histoire de la pédagogie, ne s’est-il pas penché sur tous les projets et réalisations qui ont convergé, d’une façon ou de l’autre, à «l’éducation internationale»? Parmi ceux-ci, Kemény cite l’exemple du roi d’Espagne, Charles IV, et de son Ministre Manuel Godoy qui invitèrent les ambassadeurs et les ministres à transmettre les règlements et traités d’éducation de leur pays respectifs3. La France, le Danemark et la Suisse offrent de riches matériels pédagogiques. Ceux qui s’inspiraient de la méthode Pestalozzi semblent les plus dignes d’intérêt : la décision est prise de créer un Établissement d’essai ou Institut Pestalozzien, une école normale et une école militaire. L’Espagne a, à ce moment-là, un gouvernement libéral et le «Prince de la paix» se prête à expérimenter toute idée nouvelle. Il fait venir de Tarragone et même de Suisse, des pédagogues pour diriger l’enseignement d’après un plan établi. Un Mémoire relate cette expérience et insiste sur divers aspects de l’éducation, notamment celle des femmes! L’intuition, c’est-à-dire la représentation des objets par l’âme, est essentielle dans la façon dont l’enseignement est abordé. L’éducation doit être centrée sur l’unité psychique et physique de l’être. Le but ultime est «le point de ralliement commun à tous les hommes, à tous les devoirs, à toutes les vertus, lequel doit être le but de toute bonne éducation, et on ne le trouvera nulle part, si ce n’est dans la patrie...»4

Cette idée de patrie demeurera le centre de la pensée pédagogique en matière de paix. Cependant, les pacifistes et les pédagogues intéressés par le sujet vont se heurter à la contradiction entre «les patries», «les cultures nationales» et la «culture internationale». Ces trois entités doivent contribuer à donner une forme «spirituelle» et non matérielle à l’éducation de l’humanité, ou, comme Kémeny la définit, à «l’éducation à la citoyenneté mondiale» (Weltbürgerliche Erziehung)5. Il s’agit de faire de l’éducation à la paix une éducation avant tout internationale. Selon Kemény il y a un honneur pacifique tout aussi grand que l’honneur civil et militaire. À la veille de la guerre, il exhorte les pacifistes à l’union : «Croyez-moi : sans la conquête de l’âme vous n’aurez ni paix intérieure, ni paix internationale.»6

Relevons que l’interprétation très «ouverte» que Kemény donne de la culture est répandue parmi les intellectuels de l’est de l’Europe. Zamenhof, l’inventeur de l’espéranto, démontre, dans le même sens de Kemény qu’il pourrait y avoir parmi les hommes une «égalité des esprits», au-delà des frontières, seulement si ceux-ci, sont instruits par une «haute civilisation» :

«Changez les conditions de vie du groupe et alors, demain le groupe A prendra le caractère du groupe B et ce groupe B le caractère du groupe A. Non, certainement ; ce ne sont donc pas les différences des esprits dues à la nature qui créent les races et la haine entre les races...»7

II.Culture nationale ou/et culture internationale?

Kémény ne s’était-il pas fait partisan, et ceci depuis 1901, de la création d’une Académie mondiale qui aurait pour but de réunir «tous les mouvements culturels» ayant trait aux sciences, lettres, arts de tous les peuples? Il mentionne aussi un centre mondial pour l’éducation et l’instruction8. Cette idée aboutira à la fondation, en 1909, d’un Bureau international de documentation éducative à Ostende, dirigé par Edouard Peeters jusqu’en 1914, qui est la première institution d’éducation comparée9.

Il pose ainsi les fondements de la mondialisation de la vie intellectuelle, idée qui inspire aussi les juristes belges Paul Otlet et Henri La Fontaine, qui créeront, en 1910 à Bruxelles, «l‘Office central de l’Union des Association internationales» dans le but «d’assumer la coordination en vue de réunir en un système général tous les systèmes particuliers d’unification et d’unités.»10 Cette Union prévoit un Congrès mondial dans lequel sont représentées toutes les Associations en vue de coordonner les relations inter-scientifiques. À Bruxelles est établi un centre international qui englobe un musée international (16 salles, 3000 objets et tableaux), une bibliothèque collective (75'000 volumes) et un répertoire bibiographique universel (11 millions de notices classés par matières et par auteurs)11.

L’objectif ultime de cette organisation est, selon, Otlet :«d’unir le monde civilisé tout entier dans une action commune en vue de réaliser certains buts d’intérêt universel, dépassant les forces d’un seul pays, de donner à l’Humanité les organes dont elle a besoin pour agir avec la puissance accrue d’une collectivité plus nombreuse, de placer l’activité humaine dans les conditions optima pour qu’elle se développe dans toute son ampleur. L’organisation internationale est liée au progrès de l’Humanité et de la civilisation. À côtés des civilisations nationales, superposées à elles, doit exister une civilisation mondiale basée sur ce qu’il y a de commun dans les civilisations nationales et réalisant l’esprit de polycivilisations»12.

C’est par une meilleure coopération et gestion des forces intellectuelles du monde que l’humanité deviendrait davantage solidaire dans le maintien de la paix.

III. Fondements de l’éducation à la paix

L’éducation à la paix est en quelque sorte une science encyclopédique qui traverse les disciplines pour atteindre un même objectif : donner à l’homme la possibilité de recueillir, de comparer, de sélectionner et de comprendre les phénomènes ayant trait aussi bien aux sciences humaines qu’aux sciences pures. La science et la technologie effacent les espaces pour faire émerger les éléments d’interdépendance qui relient les États, et pour les faire converger vers un nouvel ordre de paix. L’école devra intégrer ces nouvelles données.

Après les Conférences de la paix de La Haye en 1899 et 1907, les pacifistes, qui s’estiment les éducateurs de l’humanité, n’ont qu’un seul souci : comment faire pour que leur travail soit reconnu et surtout mis en œuvre par les écoles?

Vers quels domaines l’éducation à la paix s’acheminerait-elle? Vers l’utopie et l’idéal, vers les bons sentiments et l’affectif, domaines du ressort du pacifiste? Ou, au contraire, vers une réalité fondée sur les aspects juridiques, l’internationalisme, la politique et l’économie? Afin de pallier les critiques, les pacifistes n’hésitent pas à proposer que soient créés dans tous les pays des centres pour l’enseignement, «centres dans lesquels - propose en 1913 le délégué allemand de la commission d’éducation du Bureau international de la paix, M. Wagner - on fera entrer les meilleurs pédagogues et les gens compétents connaissant les meilleurs moyens de propagande. Avant tout, il nous faut gagner les professeurs et la presse pédagogique.»13

Il apparaît que l’éducation pacifiste est trop importante et qu’elle doit devenir une «véritable discipline» enseignée non seulement dans les écoles secondaires, mais aussi dans les universités, en particulier, dans les facultés de droit.

Réactualisation du concept «culture de la paix»

Ce qui continue de troubler les esprits, c’est le terme de «culture de la paix», un terme fumeux, que les gens entendent depuis quelques années maintenant. Car la culture de la paix est un thème en marge des cursus scolaires officiels. Il s’agit donc d’un thème encombrant dont on reconnaît l’importance mais dont, hélas, il est difficile d’appliquer les contenus. Ainsi un grand effort a été entrepris par l’UNESCO en vue d’expliquer et d’éclairer ce concept14.

La «culture de la paix» a fait son apparition lors du lancement officiel du programme de l’UNESCO en février 1994. Ce programme vise avant tout le rejet de la culture de la guerre, et la culture de la paix y est ainsi définie : «Une culture de la paix est un processus caractérisé par le développement social non-violent lié à la justice, aux droits de l'homme, à la démocratie et au développement ; elle ne peut s'édifier que par la participation des individus à tous les niveaux.»15

Cette définition associe la notion de culture de la paix à un processus de développement d’un état social non-violent, fondé sur la justice, les droits de l’homme, la démocratie et le développement. Le terme de «développement» vient en quelque sorte relayer le terme plus ancien de «progrès». Ceci donne lieu à une ambiguïté puisque le développement peut être synonyme de progrès mais également de divulgation. Comment peut-on diffuser une culture de la paix, encore naissante, dans des environnements où la violence règne sous toutes ses formes et dans lesquels le mot de culture, comme épanouissement de l’homme dans sa dimension spirituelle et éthique, est dépourvu de sens? Est-ce dire, que la culture de la paix est un «luxe» que ne peuvent se permettre que les pays qui remplissent les conditions d’un développement social harmonieux où la justice est respectée? Et encore, n’existe-t-il pas aussi un phénomène de violence sous-jacente dans toutes les sociétés industrialisées?

Certes, la justice est l’une des conditions indispensables afin que la culture de la paix et des droits de l’homme puisse s’implanter. Ce qui laisse sous-entendre que la problématique de l’éducation à la paix dépasse la paix elle-même pour aborder l’analyse des causes endogènes qui empêchent les sociétés de vivre en paix.

De l’utopie à la réalité : l’École instrument de paix

La Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 a indirectement contribué à relancer le débat sur une des composantes essentielles de la paix : le respect des droits de l’homme.

Historiquement, l’entre-deux-guerres n’a fait que reprendre les initiatives ébauchées avant la Première Guerre mondiale. Plus la guerre approchait plus les démarches en faveur de «l’éducation pacifiste» se multipliaient. Et, paradoxalement, les plus grands efforts en matière de paix se sont faits à la veille de 1914, comme pour conjurer l’éclatement du conflit. Ces efforts sont repris, et la plupart des idées échafaudées avant la guerre connaissent un nouvel essor16. En effet, une large place est accordée dans les milieux éducatifs internationaux à «la paix par l’école» : mais ils rencontrent des difficultés vu que l’éducation est du ressort national, et en conséquence, chaque culture particulière doit faire l’objet d’une protection particulière17. Après 1945, c’est davantage vers les droits de l’homme que se tourne l’intérêt des institutions. Donc, les droits de l’homme ont réactualisé l’enseignement de la paix et ceci surtout grâce à la création de l’UNESCO dont le premier directeur général, Julian Huxley, se fait le fervent partisan de l’universalisme scientifique. À ses yeux, le progrès n’est pas un mythe. La doctrine scientifique du progrès est un moyen de développement des aspects spirituels et intellectuels de la vie de l’homme, aussi bien qu’un garant de sa vie matérielle18.

Ici repose le fondement de la nouvelle philosophie de l’éducation. L’UNESCO va-t-elle combler les lacunes de la Société des Nations qui n’avait même pas osé favoriser le développement de la culture «de peur de froisser les États nations jaloux de leurs prérogatives dans un domaine traditionnellement lié à la formation de la conscience nationale»19?

L’UNESCO ainsi que de nombreuses ONG engagées en matière d’éducation n’ont cessé de s’interroger sur les moyens d’introduire les droits de l’homme et la paix dans l’enseignement20. Dans le cadre de quelles disciplines un tel enseignement devrait-il être accueilli? Avec quels matériels pédagogiques? À quel niveau : local, régional, national, européen ou universel? Et les enseignants? Comment vont-ils être formés?

Lors de la première session internationale d’enseignement des droits de l’homme, à Strasbourg, en juillet 1983, nous n’étions que 17 participants et cet enseignement n’était qu’à ses débuts. Sous l’instigation de Jacques Mühlethaler, Président de l’École Instrument de paix, je me souviens y avoir présenté un montage audiovisuel qui introduisait, en 45 minutes, les droits de l’homme. Les mots de la fin de ce montage, que j’avais empruntés au médecin et statisticien français, Louis Villermé, étaient les suivants : «Une utopie d’aujourd’hui est une réalité de demain».

Depuis, l’utopie de l’enseignement des droits de l’homme a pris forme. Inlassablement, des hommes et des femmes, juristes, enseignants ou activistes n’ont cessé de travailler en faveur de la paix. Jacques Mühlethaler (1918-1994) est un de ces esprits pour lesquels, même les idées les plus folles prennent forme, parce qu’aussitôt ils s’attellent à les mettre en pratique avec cet enthousiasme qui les caractérise. Cet éditeur, franco-suisse, homme d’affaires, a voué sa vie et sa fortune à l’enseignement de la paix et des droits de l’homme à l’école. En 1957, il parcourt diverses ambassades suisses : Ankara, Le Caire, Rome, Paris, Londres, Dublin. Il veut faire de l’école «l’instrument de la Paix, une forme d’institution appartenant plus à l’humanité qu’au pays, qui devrait se trouver aidée dans la tâche par le civisme universel...»21

Mühlethaler voit la paix comme un problème d’anticipation qui doit aboutir à une transformation de la forme administrative du monde... elle doit obtenir «l’approbation et le soutien de tous les hommes de bonne volonté, indépendamment de leur confession, de leurs doctrines, de la couleur de leurs cheveux ou de leur peau...»22 L’école, il la conçoit comme «mobile et dynamique». Grâce à elle le monde s’est ouvert à l’alphabétisation, puis au développement. C’est vers la solidarité qu’il faut maintenant l’acheminer. En 1962, il suggère au Conseiller fédéral suisse Fritz Wahlen, de proposer à l’Assemblée générale de l’UNESCO, l’adoption d’une Convention universelle d’éducation civique. Cette proposition au contenu humaniste et universel doit servir de base à chaque manuel d’instruction civique nationale et se réfère aux concepts de : responsabilité, tolérance, respect des règles de devoir et discipline, liberté de pensée et d’expression, etc.23

Après sept ans d’efforts, Mühlethaler parvient, en 1966, à mettre en place son «ordre mondial de la paix». Pendant ses démarches, il a découvert que l’UNESCO ne peut accepter que les propositions émanant des gouvernements. La Croix-Rouge quant à elle, le traite d’«utopiste» et le Bureau international de l’éducation, dirigé par Jean Piaget, repousse ses propositions de créer une Association mondiale École instrument de paix24. Finalement c’est au Palais de l’Athénée de Genève, le 19 septembre 1967, que cette organisation voit le jour. Vingt ans plus tard, en 1987, après de nombreux obstacles, il parvient à fonder le Centre international de formation à l’enseignement des droits de l’homme et de la paix (CIFEDHOP)25.

Si nous suivons l’historique des faits, certaines utopies comme celle de Mühlethaler, sont seulement redécouvertes, «modernisées», actualisées en fonction du présent, un présent sans cesse «ajourné», «modifié» par les inventions techniques et les événements.

Et les droits de l’homme?

Beaucoup de chemin a été parcouru depuis. Les mentalités se sont habituées au terme. Les concepts de «droits», de «principes fondamentaux inhérents à la personne humaine» sont maintenant des notions juridiques, peut-être plus faciles à être acceptées au niveau social et institutionnel, sans pour autant être respectées par bon nombre d’États. Quant à la culture, elle est beaucoup plus difficile à définir puisqu’elle prend davantage en compte le développement moral et éthique des peuples.

L’enseignement des droits de l’homme a certes fait son chemin. Pourtant, comme l’a souligné Monique Prindezis, directrice du CIFEDHOP, le bilan, cinquante ans après l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, n’est pas des plus réjouissants : «(...) une éducation aux droits de l’homme ne se fait pas. D’un point de vue politique, les États ne mettent pas en œuvre les formations nécessaires aux enseignants pour qu’ils soient formés à cette éducation et afin qu’ils orientent leur politique éducative dans le sens du respect des droits de l’homme. On peut dire, qu’à part quelques pays qui les introduisent dans leurs cours scolaires dans des disciplines distinctes telle que l’éducation à la citoyenneté, peu d’États les ont intégrés dans leurs programmes scolaires et dans la formation du corps enseignant. Il faut le savoir. Donc, c’est toujours aux ONGs, qu’incombe la tâche de développer des matériaux didactiques et de sensibiliser les enseignants et l’opinion publique à l’importance d’une éducation aux droits de l’homme.»26

C’est un constat pessimiste, puisque, malgré tout, c’est bien grâce aux progrès de l’enseignement aux droits de l’homme que l’éducation à la paix fait son chemin.

De la violence à la non-violence

L’homme violent a marqué le XXe en forgeant un modèle centré sur l’autorité. Et en ce sens, Hitler, Staline, Mussolini comptent parmi ses protagonistes. Le grave problème qu’a rencontré l’éducation à la paix et aux droits de l’homme est justement l’environnement social et politique centré sur l’obéissance et l’autorité.

La transgression fait aussi partie du monde scolaire. En temps de guerre, tout est permis. Et le respect du droit est superflu. En temps de paix, l’ordre règne. Ordre et désordre viennent se superposer dans cette quête de la paix dont l’équilibre est fragile. Sans cesse l’utopie peut basculer et devenir, par sa définition d’état non-existant, état de désordre qui anéantit l’état de paix recherché.

Mais ce même siècle est également marqué par la non-violence dont l’impact paraît comme un legs durable fait à l’humanité. À ces hommes violents, s’oppose l’homme non-violent : Gandhi, Martin Luther King, Dalaï Lama et beaucoup d’autres viennent au secours de la paix et de la non-violence. La non-violence est l’une des composantes avec lesquelles les recherches en matière d’éducation à la paix doivent compter. Pas de paix sans la suppression de la violence.

La violence a toujours fait partie du monde de l’école, surtout sous forme de punitions corporelles mais également d’agressions verbales.

L’éducation à la violence implique l’assassinat, le meurtre, le mobbing, le viol, caractéristiques qui se retrouvent dans un État en guerre. Cette éducation fait ressortir toute l’agressivité de l’homme et la haine nécessaires pour combattre et mener une guerre. Éduquer à la paix, c’est, par contre, faire ressortir les meilleures qualités du sujet pour lui proposer d’apprendre, comme le préconisait Aristote le «métier de l’homme». Ce métier étant centré sur les valeurs de justice, de tolérance et de respect de l’autre27.

La définition de «culture de la paix» de 1994 n’est pas encore associée à la non-violence, mais laisse déjà pressentir un acheminement certain comme le prouve la promotion, en 1997, d’une campagne lancée par une vingtaine de Prix Nobel de la paix afin que la décennie 2000-2010 soit déclarée «décennie pour la culture de la paix et de la non-violence»28. Un temps somme toute, où l’enfant devenu homme se réconcilie avec soi-même et avec son environnement en luttant contre les racines de la violence et de l’agressivité qu’il porte en lui? Une nouvelle page de l’histoire est en train de s’écrire.

L’Assemblée générale des Nations Unies en déclarant, le 3 mars 1997, l’Année 2000 «Année internationale de la culture de la paix» (A/RES/51/101) et en conférant la tâche d’en assurer la coordination à l’UNESCO, a fait preuve à la fois d’utopie mais aussi de réalisme. Le fait de prolonger le travail sur une décade, par sa résolution du 19 novembre 1998, en proclamant la période 2000-2010, «La décennie internationale de la promotion d’une culture de la non-violence et de la paix» au profit des enfants du monde est un acte de courage et le signe précurseur d’un travail entrepris sur les mentalités collectives. La paix pour devenir vraiment universelle doit se préparer dans chaque esprit.

Historiquement, les précurseurs de l’éducation à la paix, mis à part les Quakers, ont longtemps hésité à introduire la non-violence comme un élément constitutif de leur programmes d’éducation. Ils évoluent dans un environnement dans lequel la non-violence représente une menace pour la défense nationale de la plupart des États qui, n’hésitent pas à punir les objecteurs de conscience et, de ce fait, à les exclure du corps enseignant.

La violence, est un phénomène social qui a fait irruption dans les écoles avec davantage de force que dans le passé. Ce qui veut dire que, tant que l’école reposait sur un mode de fonctionnement autoritaire, le recours à la violence servait à réprimer la violence. L’école était le reflet de la culture de guerre. Au moment où la démocratie s’installe, le débat surgit au sein de l’école. Aujourd’hui, tout le monde sait que la violence à l’école existe et qu’il faut en parler. Comme l’a souligné Bernard Charlot : «... la question des violences scolaires, plus que d’autres, bouscule des représentations sociales qui ont valeur fondatrice : celle de la société elle-même (pacifiée en régime démocratique...).»29

Les élèves sont davantage consultés, ce qui permet de mettre en pratique les institutions démocratiques qui régissent la société. À ce titre, les expériences sont nombreuses, comme celle de l’institution en 1975 du «Délégué Flash» qui se veut un outil d’intégration des élèves dans l’école. Pourtant, vingt ans d’expérience font dire à Pierre Jourdan, spécialiste de la vie scolaire depuis 1971 : «Lorsque les lycéens sont «dans la rue», il peut arriver que le réseau de leurs représentants, prévu dès 1969 et largement étoffé depuis, n’ait pas fonctionné correctement ou soit encore insuffisant.»30

Les institutions scolaires ne sont-elles en train d’accomplir un grand pas? Celui qui ancre la culture de la paix, des droits de l’homme, et de la démocratie dans les mœurs scolaires? L’école est en voie de devenir un lieu d’apprentissage propice au travail de groupe, à la confrontation d’idées, de débats, à l’entraide réciproque, à l’écoute, au respect et, surtout, à une meilleure connaissance des racines culturelles de «l’autre». Seulement en respectant ces préceptes, il est possible de s’acheminer vers une «culture de la paix».

L’école n’a jamais été à l’abri de la violence. Désormais, en instituant une année consacrée à la culture de la paix et de la non-violence, l’attention est portée sur ce phénomène. L’éducation à la non-violence est reconnue officiellement comme l’une des voies les plus prometteuses pour parvenir au règlement des problèmes des sociétés secouées par la violence31. Il est de plus en plus souhaitable que les enseignants soient formés aux techniques de la médiation et de gestion des conflits32.

Dans les prochaines années, la recherche pédagogique devrait se porter de plus en plus sur ce domaine. L’Afrique du Sud constitue un laboratoire puisque des nouvelles institutions pour la promotion de l’éducation à la paix surgissent. Ce sont les nouveaux hôpitaux où sont soignées les blessures de l’histoire provoquées par la haine, la discrimination, la violence et la vengeance33.

IV. De l’utopie de la paix à la culture de la paix

L’une des caractéristiques principales des utopies est qu’elles traversent les siècles en reprenant des thèmes déjà chers à Platon, Socrate, Saint Augustin, Tommaso Campanella, Thomas More, Aldous Huxley, George Orwell. Des traités philosophiques à la science fiction, tous ces écrits ont en commun un monde non-existant qui se présente sous la forme d’un lieu : de la République de Platon, à La Cité de Dieu de Saint-Augustin en passant par toute une série de représentations de pays imaginaires comme le pays de Cocagne, les îles paradisiaques, ou encore le rêve de mondes meilleurs.

L’utopie de la paix en tant que valeur universelle est souvent associée à d’autres concepts, en particulier, à ceux de liberté, de démocratie et de solidarité, véhiculés par les premières figures emblématiques qui prônent ce type de paix : Victor Hugo et Giuseppe Garibaldi.

Victor Hugo contribue à rendre le mouvement pacifiste populaire. C’est grâce à lui que l’appellation d’États-Unis d’Europe, une autre utopie pacifiste, est répandue et que l’étiquette de «doux rêveurs et d’utopistes» est bravée. En 1849, il inaugure le Congrès de la paix de Paris en «humble et obscur ouvrier» et dit qu’il fait partie de ces «doux rêveurs» qui ouvrent brusquement la porte rayonnante d’un avenir délivré des fléaux des guerres. Ces idées choquent puisqu’elles font paraître «l’impossible et l’idéal»34. Pourtant, les idées pacifistes sont dans l’air et c’est toujours lors du Congrès de la paix de Paris qu’apparaît la résolution de déraciner les préjugés politiques et les haines héréditaires par une meilleure éducation de la jeunesse se fondant sur des méthodes pratiques35.

Giuseppe Garibaldi, quant à lui, apporte une contribution à la fraternité entre les peuples. Lors du Congrès de Genève de la Ligue de la paix et de la liberté, en 1867, il tient les propos suivants : «Toutes les nations sont sœurs. La guerre entre elles est impossible...»36

En affirmant que la fraternité et l’amitié entre nations rendraient la guerre impossible, Garibaldi redonne espoir aux peuples d’Europe et le modèle des États-Unis d’Europe représente, pendant plusieurs décennies, le modèle d’un système idéal vers lequel le continent doit s’acheminer. Nouvel ordre politique, centré sur la démocratie, mais également nouvel ordre juridique qui va permettre à tous les peuples d’accéder à leurs droits37.

Les Nations deviennent les composantes à partir desquelles le nouvel ordre de la paix régnera. La morale universelle devrait appliquer aux relations internationales les mêmes principes de justice et d’humanité, appliqués dans les relations privées38.

Les États-Unis d’Europe n’ont certes pas vu le jour sous la forme prévue par Hugo et Garibaldi. Néanmoins, après 1945, l’Europe n’a cessé de tendre vers une organisation plus politique de sa communauté économique initiale. Quant au recours des États à l’arbitrage international celui-ci a trouvé dans la création de la Cour internationale d’arbitrage, qui a succédé aux Conférences de La Haye, un lieu où désormais est consacrée la primauté du droit sur la guerre.

L’aspect social de la paix marque la rupture entre utopies politiques et utopies économiques ; entre ceux qui prétendent que pour parvenir à la paix il faut la révolution et la guerre, et ceux qui, au contraire, condamnent la guerre sous toutes ses formes. Ces derniers sont beaucoup plus rares. Le recours à la guerre semble être le seul moyen envisagé pour que les peuples deviennent libres. Cette fracture se retrouve également au sein des socialistes et des anarchistes qui prônent un changement radical de société.

Ainsi la paix oscille entre une état violent et non-violent. La violence est justifiée en tant qu’outil qui libère l’homme de son joug et le rend libre. Une fois libéré, l’homme pourra se consacrer «à la fondation d’un ordre nouveau» et poser les fondements d’un modèle qu’il a imaginé et qu’il essaye de mettre en pratique.

L’imaginaire et le collectif se préparent et se travaillent. Imaginer une décade entièrement consacrée à la paix, c’est faire preuve à la fois de réalisme et de prophétie. L’homme a besoin de s’habituer aux nouvelles idées. Il a besoin de figures emblématiques qui représentent un concept, celui de la paix. Pour faire vivre ces idées, l’éducation à la paix doit puiser dans le réservoir des lauréats du Prix Nobel et dans le réservoir institutionnel39.

Quoi de plus controversé lorsque, par exemple, en 1998, Microsoft s’empare de personnages charismatiques parmi lesquels Gandhi pour en faire des égéries de ses icônes tapageuses? Salman Rushdie n’a pas manqué de dénoncer ce phénomène : «Gandhi est devenu un concept flottant... une partie du stock de symboles culturels disponibles, une image qu’on peut emprunter, utiliser, détourner, réinventer dans toutes sortes de buts, et peu importent l’historicité et la vérité.»40

Microsoft serait-il devenu le porte-parole de la non-violence pour représenter l’ère de la mondialisation? Et Gandhi, un personnage qui a refusé la modernité, un symbole pour représenter l’ère de la mondialisation?

V. En guise de conclusion

Hélas, on ne peut donner de sens qu’à un enseignement qui s’inscrit dans la pratique. Enseigner des concepts tels que les droits de l’homme et la culture de la paix, c’est démontrer les liens entre théorie et pratique, entre textes juridiques, chartes, ou déclarations et la réalité, proche ou lointaine. C’est également nouer des liens entre présent et passé, entre inconnu et connu, entre rêve et réalité en voie de réalisation. C’est également créer des moyens d’agir, d’observer, de comprendre et, surtout, d’élargir à travers une meilleure connaissance de l’autre, son horizon culturel et humain.

Ayant pour but suprême l’amélioration de l’homme dans le sens large du terme, l’éducation à la paix a dû sans cesse lutter, et ceci depuis ses débuts, contre les mentalités environnantes. Celles-ci étaient et sont encore, dans la plupart des cas, des mentalités belliqueuses, centrées sur la compétitivité, le gain et la concurrence.

Finalement, cette éducation est le produit de l’utopie, mais elle est transformée en quelque chose qui devrait permettre aux États de mieux y adhérer. Alors quel est le côté par lequel il convient d’aborder l’éducation à la paix? Par la création de matériels pédagogiques? Par des réformes? Par des manuels d’histoire ou par leur révision? Ou encore par la mondialisation et la création d’institutions supérieures qui «codifieraient, coordonneraient et organiseraient» l’éducation en la comparant, en la classant, en l’élaborant, comme l’ont proposé Otlet et La Fontaine?

Toutes ses tendances reflètent les hésitations mais surtout le cheminement d’un travail qui a procédé d’abord en éveillant l’intérêt parmi le public des instituteurs. Allaient-ils s’intéresser tous soudainement à la paix? Ou, au contraire, fallait-il les sensibiliser? Revoir les manuels chauvins qui véhiculaient une idéologie nationale qui mettait en jeu «l’ennemi», le «boche» et «l’autre»? Ou, fallait-il travailler davantage sur l’enfant et l’homme, leur psychologie, leurs instincts d’agressivité41? À tout cela vont s’ajouter les problèmes d’une époque, d’une société marquée par deux guerres mondiales : l’émergence du nucléaire, la décolonisation, les problèmes d’environnement, de pauvreté? Ainsi chaque cause a ses leaders. Chaque utopie cherche à se réaliser à travers quelques figures emblématiques qui vont montrer l’exemple même à l’école.

La dialectique de l’utopie de la paix est confrontée dans sa mise en œuvre, aux diverses composantes de celle-ci. Certaines de ces composantes peuvent se réaliser, d’autres ne se réaliseront jamais. Les utopies perdraient-elles, dès qu’elles se réalisent leur caractère dynamisant? Est-ce dire que les utopies sont des représentations sans lesquelles un projet ne se réalisera pas? Et du moment qu’il se réalise, perd-il le côté utopique qui a été à sa source?

Et comme le disait Lucian Boia, historien des mythes et de l’imaginaire, en se référant à l’Europe, le grand problème est l’adaptation du tandem identité et altérité. L’Europe ne peut donc pas se faire contre les identités nationales. Quoi qu’il en soit, une chose semble certaine pour Boia : «l’Europe se fera aussi dans l’imaginaire ou ne se fera pas.»42 Nous sommes tentés de dire que «la culture de la paix se fera aussi dans l’imaginaire ou ne se fera pas».

Nous voici au cœur de cette année 2000, vouée entièrement à la «culture de la paix» et aussi au cœur de la décennie 2000-2010, Décennie internationale pour la promotion d’une culture de la non-violence et de la paix au profit des enfants du monde. Aura-t-il fallu attendre un nouveau millénaire pour tenter de mettre en pratique dans les relations culturelles des peuples les mots de non-violence et de paix? Les nations seraient-elle enfin prêtes à s’éduquer réciproquement, comme le laissait entendre Frédéric Passy?

La paix est souterraine. C’est une décision intérieure, mais aussi collective que prendront les hommes qui auront décidé de ne pas tolérer la violence dans toutes ses formes. Éduquer à la paix, c’est ne pas abandonner l’espoir «d’élever l’homme». Et comme l’a écrit l’écrivain norvégien Bjoernstjerne Bjoernson au début du siècle : «La force n’est pas dans la victoire. Le plus fort est celui qui fait un pacte avec l’avenir». Voilà une façon de croire encore dans le bien-fondé des utopies!


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