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Vues d'Afrique n° 1

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La Charte africaine des droits de l'homme et des peuples

Par Isse Omango Bokatola,

consultant auprès du Centre de l'ONU pour les droits de l'homme, Genève

I. Prise en compte de la spécificité africaine

Peut-on parler des droits de l’homme en Afrique, ou des droits de l’homme africain ? La réponse à cette question est basée sur la distinction de droit international public entre les sources formelles et les sources matérielles du droit international public.

Sous l’angle des sources formelles, il existe des instruments régionaux relatifs aux droits de l’homme en Amérique, en Europe,... pourquoi pas alors également en Afrique ?

Sous l’angle des sources matérielles, par analogie aux raisons particulières qui ont motivé l’adoption de textes en Amérique, en Europe, des raisons propres aussi à l’Afrique nécessitent l’adoption d’un texte particulier à ce continent. En d’autres termes, les spécificités africaines appellent à l’adoption d’un texte africain. Deux exemples serviront à illustrer notre propos. Premièrement, en ce qui concerne les rapports entre l’individu et la société en Afrique, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) prend en considération le fait qu’en Afrique, l’individu est un élément de la société et ne se réalise pleinement que dans cette société (la famille au sens large, le lignage, le clan, la tribu, l’ethnie, etc.); en second lieu, et pour ce qui est des rapports entre les sociétés africaines et le reste du monde, la lutte contre le colonialisme et pour le développement se retrouve également dans la CADHP.

On peut trouver dans la CADHP une nouvelle conception des droits de l’homme fondée sur le principe de solidarité, d’une part celle entre l’individu et la société et d’autre part, celle entre les nations. Cela ne remet pas en cause l’universalité de l’homme et de ses droits: la CADHP allie tout simplement les valeurs traditionnelles de la civilisation africaine aux apports du monde contemporain.

II . Elaboration et adoption de la CADHP

La CADHP est un exemple-type de texte international à l’élaboration duquel les particuliers, individuellement et collectivement, ont activement participé, en jouant le rôle de puissant stimulant vis-à-vis des gouvernements des Etats africains. L’élaboration et l’adoption de la CADHP a connu plusieurs étapes.

1° En 1961, se tient le colloque des juristes africains à Lagos (Nigéria), organisé à l’initiative d’une Organisation internationale non gouvernementale - la Commission internationale de juristes, où l'on proclame de la primauté du droit et de la valeur "de lege ferenda" des droits de l’homme en Afrique.

2° En 1978, a lieu le colloque de Dakar (Sénégal), également à l’initiative de la Commission internationale de juristes, où l'on asssistera à la création d’un "comité de suivi", composé de 4 personnalités africaines, chargé de présenter aux Etats des propositions sur le développement et les droits de l’homme.

3° En 1979, se tient la réunion au sommet des Chefs d’Etat et de Gouvernement de l’OUA à Monrovia (Libéria), où l'on examine du projet relatif aux droits de l’homme du "comité de suivi".

4° Vers la fin de 1979, une réunion d’experts - juristes africains indépendants à Dakar (Sénégal), à l’invitation du Secrétaire général de l’OUA, procède à l'élaboration de l’avant-projet de la CADHP.

5° C'est en 1980-1981 que sera élaborée la Charte de Banjul (CADHP) lors de la Conférence des Ministres de la justice de l’OUA à Banjul (Gambie).

6° En 1981, lors du Sommet des Chefs d’Etat et de Gouvernement de l’OUA à Nairobi (Kenya), la CADHP sera adoptée, le 27 juin 1981.

7° Le 21 octobre marque la date de l'entrée en vigueur de la CADHP.

III. Les caractéristiques de la CADHP

a) Au plan normatif

Dans la CADHP est affirmée une nouvelle génération de droits de l’homme: les droits de solidarité, dont le bénéficiaire est le peuple.

La Charte retient également le concept de devoirs de l’individu, basé sur le principe de solidarité entre l’individu et la société, conforme à la conception africaine selon laquelle les droits et les devoirs sont inséparables.

b) Au plan institutionnel

La spécificité se traduit ici par l’absence d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, les Etats africains ayant préféré les modes consensuels de règlement des différends (négociation, médiation, conciliation) au détriment des procédures de type juridictionnel. Il faut savoir que le droit africain traditionnel est essentiellement conciliatoire et non contentieux. Toutefois, cette spécificité du système africain des droits de l’homme va peut-être bientôt disparaître, les Etats africains ayant accepté notamment sous la pression des particuliers et des organisations non gouvernementales le principe de la création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples.

IV. Le contenu matériel de la CADHP

a) Les droits

Parmi les droits individuels, dont le titulaire est l’individu, nous avons les droits civils qui visent à: i) protéger l’intégrité de l’individu : droit à la vie (art. 4); droit à l’intégrité physique et morale (art. 4); interdiction de toutes formes d’exploitation et d’avilissement de l’homme (art. 5); ii) protéger la liberté de l’individu : droit à la liberté et à la sécurité (art. 6); droit à une bonne administration de la justice (art. 7); droit à la liberté de conscience et de religion (art. 8); droit à la liberté de mouvement (art. 12); iii) protéger la propriété de l’individu (art. 14);

Les droits politiques comprennent: i) le droit à l’information et à la liberté d’expression (art. 9); ii) le droit à la liberté d’association (art. 10); iii) la liberté de réunion (art. 11); iiii) le droit de libre participation à la direction des affaires publiques et à l'égal accès aux fonctions biens et services publics (art. 13).

Les droits économiques, sociaux et culturels comprennent: i) le droit de travailler dans des conditions équitables et satisfaisantes (art. 15); ii) le droit à la santé (art. 16); le droit à l’éducation et à la libre participation à la vie culturelle de la communauté (art. 17); iii) la protection de la famille et de certaines catégories de personnes, à savoir les femmes, les enfants, les personnes âgées ou handicapées (art. 18).

S'agissant des droits collectifs (le titulaire est le peuple), on peut mentionner: i) le principe d’égalité des peuples (art. 19); ii) les droits collectifs de liberté que sont le droit des peuples à l’existence et à l’autodétermination (art. 20), le droit des peuples à la libre disposition de leurs richesses et ressources naturelles (art. 21). Les droits collectifs de solidarité sont: i) le droit au développement (art. 22); ii) le droit au patrimoine commun de l’humanité (art. 22); iii) le droit à la paix et à la sécurité (art. 23); iiii) le droit à un environnement satisfaisant (art. 24).

b) Les devoirs de l’individu

La CADHP énonce 2 types de devoirs de l’individu: i) des devoirs généraux qui ne prescrivent à l’individu aucune obligation particulière envers des entités précises (art. 27, art. 28, art. 29 par. 7); ii) des devoirs spéciaux envers des entités déterminées : la famille et les parents(art. 29 par. 1), la société (art. 29 par. 4, par. 6, par. 7), l’Etat et les autres collectivités légalement reconnues (art. 29 par. 2, par. 3, par. 5), la communauté internationale (art. 29 par. 8).

V. Le contenu institutionnel de la CADHP

Trois organes s’occupent de la mise en oeuvre de la CADHP: la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (organe d’enquête et de médiation), la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement (organe de décision), le Secrétaire général de l’OUA (organe de coordination).

a) La Commission

Installée le 2 novembre 1987 à son siège à Banjul (Gambie), elle est composée de 11 membres indépendants qui ont un mandat de 6 ans renouvelable. Elle tient 2 sessions ordinaires par an avec soumission de rapports à l’OUA.

La Commission a trois types de fonctions: i) promotion des droits de l’homme et des peuples, avec divers mandats, pédagogique, quasi législatif, de coopération et d’examen des rapports périodiques bi-annuels des Etats; ii) protection des droits de l’homme et des peuples, avec comme mission l’examen des communications ou plaintes des Etats parties et d’autres communications (des particuliers, personnes physiques ou morales et des ONG; iii) interprétation des dispositions de la CADHP.

La Commission connaît depuis son installation des difficultés persistantes d’ordre matériel liées à l’insuffisance des moyens fournis par l’Organisation de l'unité africaine(en matière de personne, d’équipement et de dotations budgétaires) ou incombant au pays abritant le siège (la Gambie).

b) La Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement

Elle détient le droit d’initiative vis-à-vis de la Commission, le pouvoir de contrôle de la Commission, enfin le pouvoir de décision: toutes les décisions finales relatives à l’aspect protection des droits de l’homme et des peuples par la Commission, relèvent de la compétence des Chefs d’Etat et de Gouvernement. Cet organe peut donc jouer un véritable rôle de censeur de la Commission.

c) Le Secrétaire général de l’OUA

Il coordonne les travaux de la Commission, et l’assiste dans son rôle de promotion et de protection des droits de l’homme et des peuples.

VI. Les communications ou plaintes auprès de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples

a) Qui peut transmettre une communication?

Les Etats selon une procédure spéciale (art. 47 à 54 de la CADHP); toute organisation non gouvernementale (ONG) africaine ou internationale, qu’elle soit dotée ou non du statut d’observateur auprès de la Commission; tout individu résidant dans un Etat partie à la CADHP et qui prétend être victime d’une violation; tout autre individu, s’il apparaît que la prétendue victime est dans l’incapacité de présenter elle-même la communication.

Les communications doivent être transmises par écrit au Secrétaire de la Commission. Ainsi, il n’est pas nécessaire de se rendre personnellement à Banjul à cet effet.

b) Quelles sont les conditions de recevabilité d’une communication?

D’abord, la communication doit viser un Etat ayant ratifié la CADHP. Ensuite, elle doit concerner des droits énoncés dans la CADHP.

Toute communication doit être écrite et contenir un exposé détaillé et complet des faits dénoncés ainsi que les dispositions de la Charte prétendument violées. Toutefois, les communications concernant des violations des droits de l’homme autres que ceux expressément prévus dans la CADHP sont également examinées si elles remplissent toutes les autres conditions de recevabilité.

Pour être examinée, toute communication doit indiquer: i) l’identité (nom et prénoms, adresse, âge et profession) de l’auteur (particulier ou ONG), même si celui-ci demande à la Commission de garder l’anonymat; ii) le nom de l’Etat (qui doit être un Etat africain ayant ratifié la Charte) contre lequel la communication est dirigée; iii) les dispositions prises par l’auteur pour épuiser les recours internes, à moins qu’il ne soit manifeste à la Commission que la procédure de ces recours se prolonge d’une façon anormale; iiii) si la même question est déjà soumise à une autre instance d’enquête ou de règlement, par exemple, au Comité des droits de l’homme des Nations Unies; iiiii) la ou les violations précises faites aux droits de l’homme et des peuples.

Ne sont pas examinées les communications qui sont anonymes, qui contiennent des termes insultants; qui se contentent de rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par des moyens de communication de masse (l’auteur doit faire état d’autres sources d’informations), qui ne peuvent prouver que les recours internes ont été épuisés ou que la procédure de ces recours se prolonge d’une façon anormale, qui ne sont pas introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes, qui concernent des cas qui ont été réglés conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, de la Charte de l’OUA ou des dispositions de la CADHP.

c) Quel est le sort réservé à une communication?

Le Secrétaire de la Commission établit la liste des communications soumises à la Commission. Les communications qui ne visent pas un Etat partie à la Charte ou qui sont manifestement sans objet ne sont pas prises en considération par le Secrétaire. A sa plus proche session, la Commission charge un de ses membres de lui présenter des recommandations relativement aux conditions de recevabilité et décide si la communication est ou n’est pas recevable.

Avant tout examen au fond, toute communication doit être portée à la connaissance de l’Etat intéressé afin de donner à celui-ci la possibilité de soumettre ses observations. La Commission ne divulgue pas le nom de l’auteur lorsque celui-ci demande de garder l’anonymat.

Si une communication ne remplit pas toutes les conditions stipulées, la Commission peut demander à l’auteur de la communication de lui fournir des éclaircissements. La Commission peut fixer à l’auteur de la Communication un délai pour la présentation des renseignements demandés.

Après avoir reçu les renseignements demandés, la Commission décide si la communication est ou n’est pas recevable. Si la Commission décide qu’une communication est irrecevable, elle fait connaître sa décision à l’auteur de la communication ainsi qu’à l’Etat intéressé.

Si l’Etat partie ne donne pas suite, la Commission peut poursuivre l’examen de la communication. Selon l’article 46, la Commission peut recourir à toute méthode d’investigation appropriée; elle peut entendre le Secrétaire général de l’OUA et toute personne susceptible de l’éclairer. A la lumière de tous les renseignements qui lui sont communiqués, la Commission - sur recommandation d’un groupe de travail créé à cette fin - fait part de ses constatations à l’Etat partie intéressé et informe également l’auteur de la communication.

Conformément à la pratique africaine et internationale généralement acceptée, la Commission peut, à tout moment pendant la procédure, mettre ses bons offices à la disposition de l’Etat partie intéressé, afin de parvenir à une solution à l'amiable.

Lorsqu’il apparaît à la suite d’une délibération de la Commission qu’une ou plusieurs communications relatent des situations particulières qui semblent révéler l’existence d’un ensemble de violations graves ou massives des droits de l’homme et des peuples, la Commission attire l’attention de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement sur ces situations (art. 58 par. 1). La Conférence peut, lorsqu’elle est informée par la Commission d’une situation particulière qui révèle l’existence d’un ensemble de violations graves ou massives des droits de l’homme et des peuples, demander à la Commission de procéder sur ces situations à une étude approfondie et de lui rendre compte dans un rapport circonstancié, accompagné de ses conclusions et recommandations (art. 58 par. 2).

 

VII. Le projet de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples

Selon ce projet, la Cour serait appelée à compléter et renforcer les fonctions de protection que la CADHP accorde à la Commission.

La Cour serait composée de 11 juges, élus à titre personnel, de nationalité différente, qui auront un mandat de 6 ans renouvelable une seule fois.

La Cour aurait trois types de compétences: i) compétence contentieuse, à la demande de la Commission ou des Etats parties, sur toutes les affaires ou différends concernant l’interprétation et l’application de la CADHP ou de tout autre texte africain applicable et relatif aux droits de l’homme; la Cour, si nécessaire, déciderait elle-même de sa compétence; ii) compétence consultative, à la demande d’une Etat membre de l’OUA ou d’une organisation africaine reconnue par l’OUA, sur toute question juridique concernant la CADHP ou tout autre texte africain applicable et relatif aux droits de l’homme; iii) compétence exceptionnelle, à la demande des individus, des organisations non gouvernementales ou des groupes d’individus, pour recevoir des communications sans recours préalable à la Commission; les conditions de recevabilité sont ici les mêmes que devant la Commission.

La Cour pourrait, lorsqu’elle estimerait qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, ordonner toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, et même décider qu’une juste compensation ou réparation soit accordée à la partie lésée. Elle pourrait également, dans les cas d’extrême gravité ou d’urgence, ordonner les mesures provisoires qu’elle jugera pertinentes. Les décisions de la Cour seraient motivées et définitives (pas de recours possible).

La Cour soumettrait à chaque session ordinaire de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement un rapport annuel sur ses activités. Elle soulignerait dans ce rapport en particulier les cas où un Etat n’aura pas exécuté ses décisions.

Les Africains attendent la création de cette Cour depuis bientôt 15 ans. Puissions-nous en voir l’aboutissement dans un très proche avenir.

Quelques ouvrages de référence

Ait Ahmed, Hocine. L’afro-fascisme, les droits de l’homme dans la Charte et la pratique de l’OUA. Paris, L’Harmattan, 1980

Ayissi, Anatole. Le défi de la sécurité régionale en Afrique après la guerre froide. Publication des Nations Unies, UNIDIR/94/27, New York et Genève, 1994.

Ba, Abdoul et al. L’Organisation de l’Unité Africaine: de la Charte d’Addis-Abeba à la Convention Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. Paris, Editions Silex, 1984.

Nchama, Eya et Cruz Melchior. Développement et droits de l’homme en Afrique. Paris, Publisud, 1991.

Glele-Ahanhanzo, Maurice. Introduction à l’Organisation de l’Unité Africaine et aux organisations régionales africaines. Paris, L.G.D.J., 1986.

Liniger-Govmaz, Max. ONU et dictatures, de la démocratie et des droits de l’homme. Paris, L’Harmattan, 1984.

Massengo-Tiassé, Maurice. Comment peut-on vivre libre et digne en Afrique? Paris, Editions Michel de Maule, 1988.

Mbaye, Keba. Les droits de l’homme en Afrique. Paris, Pedone, Commission Internationale de Juristes, 1992.

Ngom, Benoît. Les droits de l’homme et l’Afrique. Paris, Editions Silex, 1984.

Ougvergouz, Fatsah. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, une approche juridique des droits de l’homme entre tradition et modernité. Paris, PUF, 1993.

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