Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix


Retour à la page précédente 

L'éducation aux droits de l'homme: quelques jalons, valeurs et pistes d'action*

Par Philippe Meirieu

 

 

* NDLR: ce texte est la transcription de l'exposé oral que l'auteur fit à Genève, en juillet 1996, à l'occasion de la session internationale de formation annuelle du Cifedhop. Le titre et les sous-titres sont ceux de la rédaction

 

 

 

Introduction: repenser les finalités et les valeurs éducatives

Une évidence, la phrase d'Adorno: il n'y a plus qu'une question qui se pose aujourd'hui au vingtième siècle: «comment éduquer après Auschwitz?» ou comment éduquer pour qu'Auschwitz ne se reproduise pas? Ce n'est peut-être pas la seule question, mais c'est une question fondatrice parce qu'elle remet en cause la philosophie sur laquelle l'éducation a été fondée jusqu'à aujourd'hui. Le fait que l'un des peuple le plus cultivé du monde, le peuple qui a produit Wagner, Kant, Hegel, ait construit, délibérément, des camps d'extermination, remet en question une bonne fois pour toutes et radicalement le présupposé des Lumières selon lequel l'accès à la connaissance garantit l'accès à la moralité et au bien.

Je crois que nous ne mesurons pas suffisamment la rupture radicale que le moment représenté par Auschwitz -le génocide nazi pour aller au-delà- représente dans l'histoire des hommes Au fond, nous avons toujours cru et nous avons toujours vécu en fonction du fait que l'accès à la culture allait nous libérer de la barbarie, de la tyrannie, de l'oppression. Mais nous découvrons que, au moment où la culture se développe le plus et dans des pays où elle est à son point presque culminant dans le monde, c'est le moment où les hommes se livrent aux actes les plus barbares et nous renvoient l'image de ce qu'il y a de pire en eux. Comment peut-on expliquer cela si ce n'est en disant, au fond, que l'éducation sous sa forme traditionnelle ne garantit pas l'accès à la civilisation et ne nous garantit plus aujourd'hui contre la barbarie?

Il y a encore, en effet, aujourd'hui, dans les esprits de beaucoup d'entre nous, l'idée, qu'au fond, l'instruction sous sa forme traditionnelle est la garantie du progrès de l'humanité. Je crois qu'il y a là un oubli radical de l'histoire, une sorte de cécité absolue face à elle: l'instruction ne nous a pas épargné Auschwitz. Et à partir de là, je vais essayer de développer mes remarques en trois temps. Dans un premier temps, une série de constats qui s'appliquent essentiellement aux pays développés, mais qui me semblent commencer à apparaître dans les pays qu'on appelle les pays «en voie de développement»; dans un deuxième temps, à partir de ces constats, j'évoquerai les deux principes qui me paraissent devoir être les principes organisateurs, les valeurs organisatrices d'une éducation aux droits de l'homme et plus généralement à la construction de l'humanité dans l'homme; et, enfin, j'évoquerai quelques pistes d'action qui me paraissent tout à fait à privilégier et que, pour l'immense majorité d'entre elles, nous connaissons déjà.

Constats

Le pluralisme des valeurs ou l'absence de repères communs

Première évidence: nous accédons à un monde où le pluralisme des valeurs est devenu lui-même une valeur. Je crois que cela n'est pas du tout une affaire acquise; certes, pour l'immense majorité des organisations internationales, ce pluralisme n'est pas remis en question, à tel point que nous considérons comme totalitaire les pays qui n'ont pas, qui n'acceptent pas ce pluralisme des valeurs. Je voudrais cependant faire remarquer qu'à partir du moment où il y pluralisme des valeurs, il y a une extrême difficulté à savoir à quoi éduquer les gens. Pour dire les choses en termes simples, il est plus facile d'éduquer aujourd'hui les gens en Iran qu'en France ou en Suisse. Parce qu'au moins là-bas, il y des valeurs dominantes et qu'on a pas à se poser des questions. Il était plus facile d'éduquer les gens en Union soviétique dans les années cinquante qu'il n'est facile d'éduquer les gens aujourd'hui. Il était plus facile d'éduquer les gens au Moyen-Âge en France quand il y avait une religion dominante qui imposait ses lois, ses règles, qu'aujourd'hui où il n'y a plus de référents, où, dans nos sociétés occidentales il n'y a plus de modèles communs sur des choses aussi élémentaires que la réussite sociale, la famille, les références au bien et au mal ou aux valeurs traditionnelles.

D'une certaine manière, on peut se poser la question que certains philosophes se posent: est-ce que le pluralisme des valeurs ne ruine pas la possibilité même d'éduquer dans la mesure où les éducateurs ne savent plus à quelles valeurs éduquer les jeunes qui leur sont précisément confiés?

Des rapports intergénérationnels instrumentalisés

Deuxième élément qui me paraît caractéristique de nos sociétés, c'est la rupture du lien entre les générations. Il est beaucoup plus visible évidemment dans les sociétés occidentales que dans les autres sociétés, mais il est très fort. Il se passe quelque chose qui ne s'est jamais passé dans l'histoire des hommes jusqu'à présent et dont nous ne mesurons pas toujours l'importance, c'est que, pour la première fois, les connaissances se renouvellent plus vite que les générations. Dans des sociétés comme la France, la Suisse, l'Allemagne ou l'Italie, on peut dire qu'entre la génération des grands-parents et celle de nos parents la superposition transgénérationnelle était assez importante pour que toute une série de savoirs, de connaissances se transmettent sans qu'elles aient besoin d'être formalisées. Mes grands-parents apprenaient (sans vraiment l'apprendre) à mes parents ce qu'étaient l'Ascension et la Pentecôte, le Petit Père Combes et Jules Ferry et toute une série de personnages de tradition locale qui construisaient une continuité transgénérationnelle. Entre mes parents et moi, l'écart a commencé à se creuser un petit peu; je sais toujours à peu près ce qu'est l'Ascension et la Pentecôte, le Petit Père Combes et Jules Ferry, mais un peu moins bien. J'ai perdu le sens de cette tradition locale dans laquelle je vivais et mes enfants -qui ont entre 16 et 22 ans aujourd'hui- ne savent plus du tout ni ce que c'est l'Ascension, ni ce que c'est la Pentecôte. En soi, ce n'est pas très grave de ne pas savoir qui était le Petit Père Combes et Jules Ferry...Ce qui est difficile, c'est que nous sommes aujourd'hui en présence de générations qui ont perdu ce qu'on pourrait appeler leurs lieux communs: le lieu du commun, le lieu d'où les gens peuvent parler, le lieu où les gens peuvent se réunir, se transmettre quelque chose, ce qui leur permet de vivre et de savoir ensemble de quoi ils parlent. Alors, à partir de là, bien sûr, il y a un certain nombre de phénomènes qui se développent et que j'appelle des «crispations identitaires». À partir du moment où il n'y a plus de communication entre les générations, il y une sorte de rupture entre ce qu'on pourrait appeler la «culture jeune» et la «culture adulte». On ne communique plus entre ces deux cultures ou pratiquement pas.

Comme chaque fois quand il y a crispation identitaire, il y a instrumentalisation des rapports, c'est-à-dire réduction de ceux-ci à leurs aspects technique ou financiers. Dans une enquête récente que mes étudiants ont effectuée auprès d'un échantillon de la population lyonnaise âgée de 15 à 18 ans, on leur a demandé: "qu'est-ce que la famillle?". On leur proposait une soixantaine d'items. L'item qui est arrivé en tête, c'est: "la famille, c'est l'ensemble des gens qui utilisent le même réfrigérateur.". Ce n'est pas l'ensemble des gens qui regardent la même télévision -parce qu'aujourd'hui en France, il y a une télévision dans chaque pièce-, c'est l'ensemble des gens qui utilisent le même réfrigérateur, c'est-à-dire des gens qui rentrent dans la cuisine, qui prennent les yaourts et qui repartent en laissant leur linge sale sans dire à quel moment ils vont revenir. C'est-à-dire que la famille elle-même est devenue un lieu où on ne parle pas, mais où on négocie. Et, récemment, un élève de 15 ans m'expliquait comment il négociait avec sa famille. Il me disait: "je suis en train de négocier avec mes parents". J'ai dit: "mais qu'est-ce que tu négocies?" (Moi-même je n'aurait jamais osé utiliser le mot «négocier» dans mes rapports avec mes parents). "Je négocie le fait que je reste chez eux contre une augmentation de mon argent de poche". J'ai dit: "Oui, mais enfin si tu restes chex eux, tu as besoin de moins d'argent de poche que si tu partais! Donc, ça me paraît incohérent". Il me dit: "Mais pas du tout. C'est la loi de l'offre et de la demande. S'ils veulent que je reste chex eux, il faut qu'ils payent". C'est ce que j'appelle une instrumentalisation des rapports entre les générations.

À l'école, cette instrumentalisation est devenue systématique. Il n'y a plus de communication entre la culture scolaire et la culture des jeunes. Le jeune donne trois, quatre, cinq heures de sa journée à l'école et puis, il attend, en récompense ou en échange, quelques notes, quelques morceaux de papier qui lui permettront d'acquérir quelques autres morceaux de papier quand il sera plus grand: "Je te donne ce que tu me demandes. Ne viens pas farfouiller dans ma vie. Ma vie, c'est ma vie. Ta vie, c'est ta vie. Ta culture, ce sont des utilités scolaires. Ce que tu me racontes ne m'intéresse pas. Ça ne m'intéresse plus. Ça ne me concerne pas. Je m'y soumets pour obtenir des notes. Je m'y soumets pour obtenir des moyens techniques de subsister, mais ça ne m'interroge pas dans ma propre existence. J'apprends Rimbaud parce qu'il faut bien apprendre Rimbaud pour la baccalauréat, mais je sais parfaitement que Rimbaud n'a rien à voir avec ma propre vie. C'est une concession que je te fais. Alors, ne viens pas me demander de m'intéresser à Rimbaud. Demande-moi d'apprendre, de savoir dire qu'il y a un enjambement à la troisième strophe ....ça je peux te le dire, je te le dirai au bac, tu me donneras la note correspondante, mais tenons-nous chacun chez soi et les vaches seront bien gardées".

Chacun de notre côté: instrumentalisation des rapports entre les générations. On ne communique que dans le registre instrumental, celui de la négociation, celui de l'échange, c'est-à-dire celui du commerce. Et les établissements scolaires sont devenus -tous les sociologues le repèrent aujourd'hui- des lieux de commerce et non pas des lieux d'échanges entre des générations. On commerce! "Je vous donne ceci, vous me donnez cela" et les élèves fonctionnent en termes de «droits». Il va y avoir un droit du commerce scolaire comme il y a un droit du commerce: "j'ai donné mes heures, il me faut en compensation mes notes". C'est un droit! Il n'y a pas de communication. On est dans un registre commercial purement instrumental.

Des structures de socialisation en voie d'effritement

Nous nous apercevons aussi qu'il y a aussi un effritement, en particulier dans les sociétés occidentales, des grandes structures de socialisation. Ces structures, c'était la famille, la religion, l'armée, mais c'était aussi les mouvements d'éducation populaire, les mouvement de jeunes: tous les pays occidentaux, à quelques exceptions près, voient l'ensemble des structures associatives et culturelles battre de l'aile. La France est dans le peloton de tête de ce côté-là puisqu'une statistique récente montre, qu'au Canada, un élève passe en moyenne de 4 à 5 heures en dehors de l'école dans des activités à caractère associatif, sportif, culturel, musical....En France, ce n'est pas 4 à 5 heures, c'est douze minutes! Nous sommes dans une phase d'effritement des structures traditionnelles de socialisation, dans une phase de découragement de ces militants associatifs - et je parle essentiellement pour le pays que je connais, mais je crois que c'est vrai d'autres pays- qui constituaient des intermédiaires très efficaces entre la société des adultes et celle des jeunes. Or, le jeune a besoin d'un passeur. Le passeur, c'est le frère, le grand frère, c'est l'oncle. L'oncle: l'animateur. Vous savez, Lacan disait de l'oncle que "c'est le père sans le pire". Je pense que c'est très vrai. C'est cette espèce de passeur entre la société des adultes et celle des enfants. C'est cette personne qui n'est pas un parent à qui on peut dire des choses qu'on ne peut pas dire à ses parents, qui n'est pas non plus un prof et à qui on peut dire des choses qu'on ne peut pas dire à ses profs. Or, nous découvrons, quand nous regardons à l'échelle européenne l'évolution de ce type de structure associative et de ces mouvements dits d'éducation populaire, qu'ils sont en train de s'effriter et que cela creuse largement le fossé entre les générations.

Le communautarisme face au «faire ensemble»

La menace qui me paraît la plus grande aujourd'hui, c'est celle que je qualifierais de «babélisation» de nos sociétés. La tour de Babel, c'est la tour sur laquelle tout le monde monte et, quand on en redescend, plus personne ne se comprend et ne parle la même langue. La babélisation, c'est l'isolement, c'est le communautarisme -je dis pas les communautés- c'est-à-dire le repliement sur des communautés imperméables les unes avec les autres, qui ne communiquent plus les unes avec les autres. Ceci est déjà très largement amorcé.

Dans les pays occidentaux, il n'y a plus rien de commun entre les collèges qui scolarisent les enfants dans les centres des grandes villes et ceux qui les scolarisent dans les banlieues, sauf peut-être quelques vagues programmes, mais qui ne sont pas du tout suivis de la même manière. Cette babélisation se manifeste par le fait que chaque communauté va finir par revendiquer ses structures éducatives spécifiques: "moi, je vais vous éduquer selon ma tradition, selon mes propres valeurs, selon mon propre référent culturel ou social". Et que restera-t-il du lien social si ce n'est des communautés juxtaposées dont il faut une poigne de fer pour qu'elle ne s'étranglent et ne s'égorgent pas? L'exemple de la Yougoslavie est là tristement pour nous le rappeler.

Le communautarisme me paraît nous guetter très fort et il est, me semble-t-il, déjà là dans la plupart de nos sociétés. C'est la raison pour laquelle je suis très attaché à deux principes qui me semblent devoir être liés en permanence, qui sont le droit à la différence, mais aussi le droit à la ressemblance. Je suis et je reste un militant acharné du droit à la différence. Je crois qu'il faut que les gens soient reconnus dans leurs différences pour qu'ils puissent s'apporter quelque chose entre eux. Des gens qui ne seraient pas différents n'auraient rien à se dire. Ils ne pourraient pas s'enrichir réciproquement. Mais, pour qu'ils puissent se parler, il faut encore que ce droit à la différence s'accompagne du droit fondamental à la ressemblance. Que nous soyons blancs ou noirs, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, forts ou faibles en classe, intellectuels ou manuels, peu importe, nous sommes tous des hommes. Et sans l'affirmation fondatrice du droit à la ressemblance, le droit à la différence peut devenir la pire des perversions. Cela peut devenir l'occasion de refaire surgir la pire des barbaries. Et le droit à la ressemblance, cela veut dire l'effort inlassable, partout où c'est possible, pour découvrir que, qui que nous soyons, issus de pays différents, de cultures différentes, de lieux différents, nous pouvons parler.

Nous avons des choses en commun. Nous aimons de la même manière et nous souffrons de la même manière. Nous partageons les mêmes angoisses devant l'univers, devant la mort, devant un certain nombre de choses. Et c'est pourquoi je suis attaché à ce que, dans les structures associatives, des enfants handicapés ou pas, d'origines ethniques différentes, de sensibilités sociologiques différentes, d'idéologies différentes, puissent ensemble faire de l'astronomie ou du théâtre, puissent ensemble faire de la musique ou des mathématiques, puissent ensemble faire de l'informatique ou du sport pour faire valoir le fait quils sont fondamentalement identiques, même si cette identité fondatrice n'est pas une égalité absolue entre eux.. Mais elle est ce qui leur permet de communiquer leurs propres différences. "Si je ne te ressemble en rien, je ne peux pas te parler; si je te ressemble en tout, je n'ai rien à te dire". Pour que nous puissions communiquer, il faut que nous sachions que nous nous ressemblons et en même temps que nous sachions que nous sommes suffisamment différents pour avoir des choses à nous dire. Et, si je réagis ici d'une manière un peu vigoureuse, c'est parce qu'il m'est arrivé, par exemple, d'aller dans certains pays d'Amérique du Nord où je trouve que la montée communautariste compromet très gravement le lien social. C'est-à-dire où nous assistons à une juxtaposition de communautés qui, au nom du fait qu'elles font valoir leurs droits à la différence, sont entre elles séparées par des murailles infranchissables. Et je pense que là, nous faisons face à un danger qui menace très fortement un nombre assez significatif de militants honnêtes, sincères -et avec lesquels je suis en sympathie- du droit à la différence dans les minorités. Je pense qu'il faut être attentif à ce que ces militants du droit à la différence ne nous engagent pas vers un communautarisme qui serait générateur de conflits graves.

Voies d'action

Surseoir à la violence

Marcel Mauss dit à la fin de l'Essai sur le don: il n'y a pas de société sans que l'on décide de poser les lances et de s'asseoir pour parler. C'est le fondement de la société civile. Je réfléchis et je discute avant de taper. Je voudrais rappeler ici que ce principe élémentaire est loin d'être un principe mis en application dans l'ensemble des systèmes éducatifs du monde entier. Pour visiter beaucoup d'établissements scolaires, je peux qu'un peu partout dans le monde, on tape avant de réfléchir et souvent, on tape sans jamais réfléchir.

Surseoir à la violence, c'est dire: je réfléchis, j'écoute. Or, en matière éducative, aucun enfant ne peut faire cela spontanément, sinon c'est supposer qu'il est déjà éduqué. L'enfant, quand il naît, est dans l'immédiateté, il est dans l'impulsion. Et c'est là où je n'hésite pas à dire qu'il y a un rôle fondateur de l'adulte qui est l'interdit. L'interdit de la violence ne se discute pas parce qu'il est la condition pour qu'on puisse discuter de tout le reste: je peux discuter de tout parce que j'ai posé que la violence était interdite. Pour l'enfant, l'interdit de la violence va être une frustration parce que, sur le moment, l'enfant est dans l'immédiat: il ne comprend pas, il tape. Il n'aime pas, il crache. Et si on lui dit:: "halte-là, tu réfléchis, tu écris, tu en discutes, on en reparle dans une semaine", eh bien, ça le frustre. Et cette frustration n'est tolérable que si l'adulte est capable - et c'est là la valeur éducative dont nous parlons- de montrer en permanence que l'interdit est ce qui autorise. Il faut avoir simultanément le courage des interdits et la tenacité de celui qui montre que l'interdit, seul, autorise une parole entre homme dans la société civile. Si j'interdis la violence sans autoriser par ailleurs la parole, il va de soi que je fais rien. L'interdit de la violence n'est tenable que parce que cet interdit est fondé sur l'autorisation de la parole.

Réguler la parole

Il doit exister des lieux de parole que l'on puisse réguler avec des rituels, parce que la parole ne se construit pas sans rituels. -J'ai eu l'occasion de débattre avec un politicien sur une chaîne de radio française où il me parlait des élèves qui se battent dans les classes et qui sont des véritables voyous et je lui ai repondu: "Écoutez, Monsieur le député, j'ai regardé hier la retransmission des débats à l'Asemblée nationale, ça ne m'est pas paru particulièrement pacifique et serein"-. Alors, quand vous avez à l'Assemblée nationale, l'élite de la nation, un régiment de gardes républicains, trente-six commissions qui ont préparé le débat, un Président qui peut couper le micro, des huissiers partout, un publication au Journal officiel... et que les gens se tapent dessus, comment voulez-vous que des jeunes de banlieues, qui n'ont jamais rien construit dans leur vie, rangés par paquet de quarante dans des cages à lapins, s'écoutent et se respectent spontanément? Je dis cela parce que trop souvent on pense que l'accès à la parole n'est pas objet de formation. Or, permettre à des gens de ne pas se battre, mais de se parler, çela se forme. Et la formation aux droits de l'homme passe fondamentalement par la formation à ces lieux de parole régulés, annoncés, organisés, avec des présidents de séance, avec des notes, avec des minutes, avec toute une série de conditions que les pédagogues connaissent bien et qui permettent à la parole d'être une vrai parole, de ne pas être du bavardage.

Construire des compétences

Il faut sortir de ce face à face frontal qui fait que le maître est supposé tout savoir et permettre à chaque élève, à chaque enfant, d'être expert dans un domaine dont il puisse faire profiter les autres; ce que j'ai appelé dans mes travaux le groupe d'apprentissage. Il faut donner à chacun une expertise spécifique, ce qui fait qu'il est indispensable au bon fonctionnement du groupe (1).

Les compétences, c'est autre chose que des utilités scolaires. Le sociologue Pierre Bourdieu a bien montré que l'école, c'est d'abord un lieu où l'on n'était pas là pour apprendre, mais pour «savoir», ce qui est complètement différent.. C'est-à-dire que l'école n'est pas un lieu où l'on transmet des compétences qui sont utilisables ailleurs, c'est un lieu où l'on n'est pas là pour maîtriser des savoirs, c'est un lieu où l'on est là pour se distinguer de ceux qui ne les ont pas.

L'idée de compétence, c'est l'idée de réinvestissement; une compétence, ce n'est pas quelque chose qui sert uniquement à avoir une note; c'est quelque chose qu'on peut réinvestir ailleurs qu'à l'école. Ça dégage l'enfant de cette espèce de course extraordinaire dans laquelle il est embarqué à l'école, qui est une course à la distinction et non pas une à la formation.

Donner un sens aux savoirs scolaires

Dès qu'on arrive au secondaire, l'utilité des savoirs scolaires est difficile à percevoir. Ce qui est important à faire comprendre aux élèves, c'est que les savoirs scolaires ne sont pas des inventions de gens qui veulent les persécuter avec. Je discutais récemment avec des élèves de 15 ans et je leur demandais: "C'est quoi les mathématiques pour vous?". Eh bien, ils me répondaient: "On se demande bien". Imaginez: un élève de 15 ans est incapable de penser que les mathématiques ont été construites dans l'histoire des hommes non pas pour être enseignées à l'école et pour sélectionner des élèves, mais pour résoudre des problèmes que les hommes se posaient et auxquels des hommes ont consacré parfois toute leur vie, toute leur énergie et toute leur existence.

Tous les savoirs qui sont enseignés à l'école sont d'abord des réponses aux grandes questions anthropologiques: qui suis-je? d'où viens-je ? où vais-je? Les savoirs humains ont été construits par des êtres qui se sont consacrés à répondre à ces questions-là. Or, l'école a fabriqué des programmes qui ont coupé les savoirs de ce qu'on pourait apppeler les questions fondatrices de ces mêmes savoirs. On n'apprend plus ceux-ci comme des réponses à ces grandes questions; on apprend ces savoirs pour passer en classe supérieure. Et contrairement à ce qu'on croit, ce qui intéresse les élèves, ce sont les grandes questions anthropologiques. On s'aperçoit que l'on a perdu les véritables racines des questionnements anthropologiques fondamentaux de nos savoirs, ce qui fait qu'ils sont devenus de simples utilités scolaires manipulables.

Conclusion: pour une pédagogie du sujet

Le malheur en éducation, c'est quand une volonté se heurte à une autre volonté. "Tu ne veux pas apprendre, tu apprendras". Quand une volonté se heurte à une autre volonté, ça ne produit qu'une chose: le renforcement de la volonté de l'autre dans sa propre volonté. Et beaucoup d'enseignants et d'éducateurs s'imaginent qu'on peut agir sur la volonté de l'autre.

La philosophie fondatrice des droits de l'homme, c'est qu'on ne peut pas et qu'on ne doit pas agir sur la volonté et la liberté de l'autre. Je peux créer des conditions pour que l'autre agisse, mais je ne peux pas agir à sa place. Nous sommes là au coeur d'un vrai problème. Vos apprentissages, vous les avez faits seuls quand vous avez voulu les faire, quand on vous a fourni un environnement qui vous a permis à vous-mêmes de décider d'apprendre. C'est ce que j'appelle une «pédagogie des conditions», qui est la seule pédagogie, à mon sens, conforme à une pédagogie des droits du sujet. Si vous avez envie d'esquisser une parole, il faut que vous sachiez que personne ne se moquera de vous si vous n'y arrivez pas. Et ça c'est un droit fondamental du sujet apprenant. Le droit au tâtonnement, à l'erreur, à la non-moquerie. Et c'est un droit qui n'est pas souvent garanti dans les classes. Le droit à la non-évaluation de celui qui apprend quelque chose qu'il n'a jamais fait. Voilà ce que j'appelle créer des conditions. Créer des conditions, c'est créer des espaces de sécurité où les gens peuvent se construire eux-mêmes. Et c'est là que nous sommes au coeur de la philosophie des droits de l'homme: c'est créer des conditions où ceux-ci ne sont pas objets d'un diktat -dans une espèce de double contrainte infernale: je t'ordonne de prendre tes droits- mais où je crée les conditions pour qu'ils puissent être pris.

Si j'avais une métaphore à employer, je dirais, aux éducateurs qui réfléchissent à l'éducation aux droits de l'homme, qu'il faudrait lire et relire un texte fondateur parce qu'il est l'exemple type de ce qu'il ne faut pas faire: c'est Frankenstein (2). C'est un peu comme si nous voulions faire un élève avec des connaissances, de la vie avec de la mort, où faire un stage en juxtaposant des conférences. Ce qui est important, c'est la dynamique des personnes et, pour plagier Albert Camus qui disait qu'il faut imaginer Sisyphe heureux, je dirais qu'il faut toujours imaginer Frankenstein malheureux.

Notes

(1) (2) NDLR. De Philippe Meirieu, voir: Outils pour apprendre en groupe. Lyon: Chronique sociale, 6e édition refondue,1996; Frankenstein pédagogue. Paris: ESF éditeur, 1996. Retour au texte

 

© CIFEDHOP 2008