Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix
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Par Philippe Meirieu
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Introduction: repenser les finalit�s et les valeurs �ducatives
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* NDLR: ce texte est la transcription de l'expos� oral que l'auteur fit � Gen�ve, en juillet 1996, � l'occasion de la session internationale de formation annuelle du Cifedhop. Le titre et les sous-titres sont ceux de la r�daction�
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Introduction: repenser les finalit�s et les valeurs �ducatives
Une �vidence, la phrase d'Adorno: il n'y a plus qu'une question qui se pose aujourd'hui au vingti�me si�cle: �comment �duquer apr�s Auschwitz?� ou comment �duquer pour qu'Auschwitz ne se reproduise pas? Ce n'est peut-�tre pas la seule question, mais c'est une question fondatrice parce qu'elle remet en cause la philosophie sur laquelle l'�ducation a �t� fond�e jusqu'� aujourd'hui. Le fait que l'un des peuple le plus cultiv� du monde, le peuple qui a produit Wagner, Kant, Hegel, ait construit, d�lib�r�ment, des camps d'extermination, remet en question une bonne fois pour toutes et radicalement le pr�suppos� des Lumi�res selon lequel l'acc�s � la connaissance garantit l'acc�s � la moralit� et au bien.
Je crois que nous ne mesurons pas suffisamment la rupture radicale que le moment repr�sent� par Auschwitz -le g�nocide nazi pour aller au-del�- repr�sente dans l'histoire des hommes Au fond, nous avons toujours cru et nous avons toujours v�cu en fonction du fait que l'acc�s � la culture allait nous lib�rer de la barbarie, de la tyrannie, de l'oppression. Mais nous d�couvrons que, au moment o� la culture se d�veloppe le plus et dans des pays o� elle est � son point presque culminant dans le monde, c'est le moment o� les hommes se livrent aux actes les plus barbares et nous renvoient l'image de ce qu'il y a de pire en eux. Comment peut-on expliquer cela si ce n'est en disant, au fond, que l'�ducation sous sa forme traditionnelle ne garantit pas l'acc�s � la civilisation et ne nous garantit plus aujourd'hui contre la barbarie?
Il y a encore, en effet, aujourd'hui, dans les esprits de beaucoup d'entre nous, l'id�e, qu'au fond, l'instruction sous sa forme traditionnelle est la garantie du progr�s de l'humanit�. Je crois qu'il y a l� un oubli radical de l'histoire, une sorte de c�cit� absolue face � elle: l'instruction ne nous a pas �pargn� Auschwitz. Et � partir de l�, je vais essayer de d�velopper mes remarques en trois temps. Dans un premier temps, une s�rie de constats qui s'appliquent essentiellement aux pays d�velopp�s, mais qui me semblent commencer � appara�tre dans les pays qu'on appelle les pays �en voie de d�veloppement�; dans un deuxi�me temps, � partir de ces constats, j'�voquerai les deux principes qui me paraissent devoir �tre les principes organisateurs, les valeurs organisatrices d'une �ducation aux droits de l'homme et plus g�n�ralement � la construction de l'humanit� dans l'homme; et, enfin, j'�voquerai quelques pistes d'action qui me paraissent tout � fait � privil�gier et que, pour l'immense majorit� d'entre elles, nous connaissons d�j�.
Constats
Le pluralisme des valeurs ou l'absence de rep�res communs
Premi�re �vidence: nous acc�dons � un monde o� le pluralisme des valeurs est devenu lui-m�me une valeur. Je crois que cela n'est pas du tout une affaire acquise; certes, pour l'immense majorit� des organisations internationales, ce pluralisme n'est pas remis en question, � tel point que nous consid�rons comme totalitaire les pays qui n'ont pas, qui n'acceptent pas ce pluralisme des valeurs. Je voudrais cependant faire remarquer qu'� partir du moment o� il y pluralisme des valeurs, il y a une extr�me difficult� � savoir � quoi �duquer les gens. Pour dire les choses en termes simples, il est plus facile d'�duquer aujourd'hui les gens en Iran qu'en France ou en Suisse. Parce qu'au moins l�-bas, il y des valeurs dominantes et qu'on a pas � se poser des questions. Il �tait plus facile d'�duquer les gens en Union sovi�tique dans les ann�es cinquante qu'il n'est facile d'�duquer les gens aujourd'hui. Il �tait plus facile d'�duquer les gens au Moyen-�ge en France quand il y avait une religion dominante qui imposait ses lois, ses r�gles, qu'aujourd'hui o� il n'y a plus de r�f�rents, o�, dans nos soci�t�s occidentales il n'y a plus de mod�les communs sur des choses aussi �l�mentaires que la r�ussite sociale, la famille, les r�f�rences au bien et au mal ou aux valeurs traditionnelles.
D'une certaine mani�re, on peut se poser la question que certains philosophes se posent: est-ce que le pluralisme des valeurs ne ruine pas la possibilit� m�me d'�duquer dans la mesure o� les �ducateurs ne savent plus � quelles valeurs �duquer les jeunes qui leur sont pr�cis�ment confi�s?
Des rapports interg�n�rationnels instrumentalis�s
Deuxi�me �l�ment qui me para�t caract�ristique de nos soci�t�s, c'est la rupture du lien entre les g�n�rations. Il est beaucoup plus visible �videmment dans les soci�t�s occidentales que dans les autres soci�t�s, mais il est tr�s fort. Il se passe quelque chose qui ne s'est jamais pass� dans l'histoire des hommes jusqu'� pr�sent et dont nous ne mesurons pas toujours l'importance, c'est que, pour la premi�re fois, les connaissances se renouvellent plus vite que les g�n�rations. Dans des soci�t�s comme la France, la Suisse, l'Allemagne ou l'Italie, on peut dire qu'entre la g�n�ration des grands-parents et celle de nos parents la superposition transg�n�rationnelle �tait assez importante pour que toute une s�rie de savoirs, de connaissances se transmettent sans qu'elles aient besoin d'�tre formalis�es. Mes grands-parents apprenaient (sans vraiment l'apprendre) � mes parents ce qu'�taient l'Ascension et la Pentec�te, le Petit P�re Combes et Jules Ferry et toute une s�rie de personnages de tradition locale qui construisaient une continuit� transg�n�rationnelle. Entre mes parents et moi, l'�cart a commenc� � se creuser un petit peu; je sais toujours � peu pr�s ce qu'est l'Ascension et la Pentec�te, le Petit P�re Combes et Jules Ferry, mais un peu moins bien. J'ai perdu le sens de cette tradition locale dans laquelle je vivais et mes enfants -qui ont entre 16 et 22 ans aujourd'hui- ne savent plus du tout ni ce que c'est l'Ascension, ni ce que c'est la Pentec�te. En soi, ce n'est pas tr�s grave de ne pas savoir qui �tait le Petit P�re Combes et Jules Ferry...Ce qui est difficile, c'est que nous sommes aujourd'hui en pr�sence de g�n�rations qui ont perdu ce qu'on pourrait appeler leurs lieux communs: le lieu du commun, le lieu d'o� les gens peuvent parler, le lieu o� les gens peuvent se r�unir, se transmettre quelque chose, ce qui leur permet de vivre et de savoir ensemble de quoi ils parlent. Alors, � partir de l�, bien s�r, il y a un certain nombre de ph�nom�nes qui se d�veloppent et que j'appelle des �crispations identitaires�. � partir du moment o� il n'y a plus de communication entre les g�n�rations, il y une sorte de rupture entre ce qu'on pourrait appeler la �culture jeune� et la �culture adulte�. On ne communique plus entre ces deux cultures ou pratiquement pas.
Comme chaque fois quand il y a crispation identitaire, il y a instrumentalisation des rapports, c'est-�-dire r�duction de ceux-ci � leurs aspects technique ou financiers. Dans une enqu�te r�cente que mes �tudiants ont effectu�e aupr�s d'un �chantillon de la population lyonnaise �g�e de 15 � 18 ans, on leur a demand�: "qu'est-ce que la famillle?". On leur proposait une soixantaine d'items. L'item qui est arriv� en t�te, c'est: "la famille, c'est l'ensemble des gens qui utilisent le m�me r�frig�rateur.". Ce n'est pas l'ensemble des gens qui regardent la m�me t�l�vision -parce qu'aujourd'hui en France, il y a une t�l�vision dans chaque pi�ce-, c'est l'ensemble des gens qui utilisent le m�me r�frig�rateur, c'est-�-dire des gens qui rentrent dans la cuisine, qui prennent les yaourts et qui repartent en laissant leur linge sale sans dire � quel moment ils vont revenir. C'est-�-dire que la famille elle-m�me est devenue un lieu o� on ne parle pas, mais o� on n�gocie. Et, r�cemment, un �l�ve de 15 ans m'expliquait comment il n�gociait avec sa famille. Il me disait: "je suis en train de n�gocier avec mes parents". J'ai dit: "mais qu'est-ce que tu n�gocies?" (Moi-m�me je n'aurait jamais os� utiliser le mot �n�gocier� dans mes rapports avec mes parents). "Je n�gocie le fait que je reste chez eux contre une augmentation de mon argent de poche". J'ai dit: "Oui, mais enfin si tu restes chex eux, tu as besoin de moins d'argent de poche que si tu partais! Donc, �a me para�t incoh�rent". Il me dit: "Mais pas du tout. C'est la loi de l'offre et de la demande. S'ils veulent que je reste chex eux, il faut qu'ils payent". C'est ce que j'appelle une instrumentalisation des rapports entre les g�n�rations.
� l'�cole, cette instrumentalisation est devenue syst�matique. Il n'y a plus de communication entre la culture scolaire et la culture des jeunes. Le jeune donne trois, quatre, cinq heures de sa journ�e � l'�cole et puis, il attend, en r�compense ou en �change, quelques notes, quelques morceaux de papier qui lui permettront d'acqu�rir quelques autres morceaux de papier quand il sera plus grand: "Je te donne ce que tu me demandes. Ne viens pas farfouiller dans ma vie. Ma vie, c'est ma vie. Ta vie, c'est ta vie. Ta culture, ce sont des utilit�s scolaires. Ce que tu me racontes ne m'int�resse pas. �a ne m'int�resse plus. �a ne me concerne pas. Je m'y soumets pour obtenir des notes. Je m'y soumets pour obtenir des moyens techniques de subsister, mais �a ne m'interroge pas dans ma propre existence. J'apprends Rimbaud parce qu'il faut bien apprendre Rimbaud pour la baccalaur�at, mais je sais parfaitement que Rimbaud n'a rien � voir avec ma propre vie. C'est une concession que je te fais. Alors, ne viens pas me demander de m'int�resser � Rimbaud. Demande-moi d'apprendre, de savoir dire qu'il y a un enjambement � la troisi�me strophe ....�a je peux te le dire, je te le dirai au bac, tu me donneras la note correspondante, mais tenons-nous chacun chez soi et les vaches seront bien gard�es".
Chacun de notre c�t�: instrumentalisation des rapports entre les g�n�rations. On ne communique que dans le registre instrumental, celui de la n�gociation, celui de l'�change, c'est-�-dire celui du commerce. Et les �tablissements scolaires sont devenus -tous les sociologues le rep�rent aujourd'hui- des lieux de commerce et non pas des lieux d'�changes entre des g�n�rations. On commerce! "Je vous donne ceci, vous me donnez cela" et les �l�ves fonctionnent en termes de �droits�. Il va y avoir un droit du commerce scolaire comme il y a un droit du commerce: "j'ai donn� mes heures, il me faut en compensation mes notes". C'est un droit! Il n'y a pas de communication. On est dans un registre commercial purement instrumental.
Des structures de socialisation en voie d'effritement
Nous nous apercevons aussi qu'il y a aussi un effritement, en particulier dans les soci�t�s occidentales, des grandes structures de socialisation. Ces structures, c'�tait la famille, la religion, l'arm�e, mais c'�tait aussi les mouvements d'�ducation populaire, les mouvement de jeunes: tous les pays occidentaux, � quelques exceptions pr�s, voient l'ensemble des structures associatives et culturelles battre de l'aile. La France est dans le peloton de t�te de ce c�t�-l� puisqu'une statistique r�cente montre, qu'au Canada, un �l�ve passe en moyenne de 4 � 5 heures en dehors de l'�cole dans des activit�s � caract�re associatif, sportif, culturel, musical....En France, ce n'est pas 4 � 5 heures, c'est douze minutes! Nous sommes dans une phase d'effritement des structures traditionnelles de socialisation, dans une phase de d�couragement de ces militants associatifs - et je parle essentiellement pour le pays que je connais, mais je crois que c'est vrai d'autres pays- qui constituaient des interm�diaires tr�s efficaces entre la soci�t� des adultes et celle des jeunes. Or, le jeune a besoin d'un passeur. Le passeur, c'est le fr�re, le grand fr�re, c'est l'oncle. L'oncle: l'animateur. Vous savez, Lacan disait de l'oncle que "c'est le p�re sans le pire". Je pense que c'est tr�s vrai. C'est cette esp�ce de passeur entre la soci�t� des adultes et celle des enfants. C'est cette personne qui n'est pas un parent � qui on peut dire des choses qu'on ne peut pas dire � ses parents, qui n'est pas non plus un prof et � qui on peut dire des choses qu'on ne peut pas dire � ses profs. Or, nous d�couvrons, quand nous regardons � l'�chelle europ�enne l'�volution de ce type de structure associative et de ces mouvements dits d'�ducation populaire, qu'ils sont en train de s'effriter et que cela creuse largement le foss� entre les g�n�rations.
Le communautarisme face au �faire ensemble�
La menace qui me para�t la plus grande aujourd'hui, c'est celle que je qualifierais de �bab�lisation� de nos soci�t�s. La tour de Babel, c'est la tour sur laquelle tout le monde monte et, quand on en redescend, plus personne ne se comprend et ne parle la m�me langue. La bab�lisation, c'est l'isolement, c'est le communautarisme -je dis pas les communaut�s- c'est-�-dire le repliement sur des communaut�s imperm�ables les unes avec les autres, qui ne communiquent plus les unes avec les autres. Ceci est d�j� tr�s largement amorc�.
Dans les pays occidentaux, il n'y a plus rien de commun entre les coll�ges qui scolarisent les enfants dans les centres des grandes villes et ceux qui les scolarisent dans les banlieues, sauf peut-�tre quelques vagues programmes, mais qui ne sont pas du tout suivis de la m�me mani�re. Cette bab�lisation se manifeste par le fait que chaque communaut� va finir par revendiquer ses structures �ducatives sp�cifiques: "moi, je vais vous �duquer selon ma tradition, selon mes propres valeurs, selon mon propre r�f�rent culturel ou social". Et que restera-t-il du lien social si ce n'est des communaut�s juxtapos�es dont il faut une poigne de fer pour qu'elle ne s'�tranglent et ne s'�gorgent pas? L'exemple de la Yougoslavie est l� tristement pour nous le rappeler.
Le communautarisme me para�t nous guetter tr�s fort et il est, me semble-t-il, d�j� l� dans la plupart de nos soci�t�s. C'est la raison pour laquelle je suis tr�s attach� � deux principes qui me semblent devoir �tre li�s en permanence, qui sont le droit � la diff�rence, mais aussi le droit � la ressemblance. Je suis et je reste un militant acharn� du droit � la diff�rence. Je crois qu'il faut que les gens soient reconnus dans leurs diff�rences pour qu'ils puissent s'apporter quelque chose entre eux. Des gens qui ne seraient pas diff�rents n'auraient rien � se dire. Ils ne pourraient pas s'enrichir r�ciproquement. Mais, pour qu'ils puissent se parler, il faut encore que ce droit � la diff�rence s'accompagne du droit fondamental � la ressemblance. Que nous soyons blancs ou noirs, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, forts ou faibles en classe, intellectuels ou manuels, peu importe, nous sommes tous des hommes. Et sans l'affirmation fondatrice du droit � la ressemblance, le droit � la diff�rence peut devenir la pire des perversions. Cela peut devenir l'occasion de refaire surgir la pire des barbaries. Et le droit � la ressemblance, cela veut dire l'effort inlassable, partout o� c'est possible, pour d�couvrir que, qui que nous soyons, issus de pays diff�rents, de cultures diff�rentes, de lieux diff�rents, nous pouvons parler.
Nous avons des choses en commun. Nous aimons de la m�me mani�re et nous souffrons de la m�me mani�re. Nous partageons les m�mes angoisses devant l'univers, devant la mort, devant un certain nombre de choses. Et c'est pourquoi je suis attach� � ce que, dans les structures associatives, des enfants handicap�s ou pas, d'origines ethniques diff�rentes, de sensibilit�s sociologiques diff�rentes, d'id�ologies diff�rentes, puissent ensemble faire de l'astronomie ou du th��tre, puissent ensemble faire de la musique ou des math�matiques, puissent ensemble faire de l'informatique ou du sport pour faire valoir le fait quils sont fondamentalement identiques, m�me si cette identit� fondatrice n'est pas une �galit� absolue entre eux.. Mais elle est ce qui leur permet de communiquer leurs propres diff�rences. "Si je ne te ressemble en rien, je ne peux pas te parler; si je te ressemble en tout, je n'ai rien � te dire". Pour que nous puissions communiquer, il faut que nous sachions que nous nous ressemblons et en m�me temps que nous sachions que nous sommes suffisamment diff�rents pour avoir des choses � nous dire. Et, si je r�agis ici d'une mani�re un peu vigoureuse, c'est parce qu'il m'est arriv�, par exemple, d'aller dans certains pays d'Am�rique du Nord o� je trouve que la mont�e communautariste compromet tr�s gravement le lien social. C'est-�-dire o� nous assistons � une juxtaposition de communaut�s qui, au nom du fait qu'elles font valoir leurs droits � la diff�rence, sont entre elles s�par�es par des murailles infranchissables. Et je pense que l�, nous faisons face � un danger qui menace tr�s fortement un nombre assez significatif de militants honn�tes, sinc�res -et avec lesquels je suis en sympathie- du droit � la diff�rence dans les minorit�s. Je pense qu'il faut �tre attentif � ce que ces militants du droit � la diff�rence ne nous engagent pas vers un communautarisme qui serait g�n�rateur de conflits graves.
Voies d'action
Surseoir � la violence
Marcel Mauss dit � la fin de l'Essai sur le don: il n'y a pas de soci�t� sans que l'on d�cide de poser les lances et de s'asseoir pour parler. C'est le fondement de la soci�t� civile. Je r�fl�chis et je discute avant de taper. Je voudrais rappeler ici que ce principe �l�mentaire est loin d'�tre un principe mis en application dans l'ensemble des syst�mes �ducatifs du monde entier. Pour visiter beaucoup d'�tablissements scolaires, je peux qu'un peu partout dans le monde, on tape avant de r�fl�chir et souvent, on tape sans jamais r�fl�chir.
Surseoir � la violence, c'est dire: je r�fl�chis, j'�coute. Or, en mati�re �ducative, aucun enfant ne peut faire cela spontan�ment, sinon c'est supposer qu'il est d�j� �duqu�. L'enfant, quand il na�t, est dans l'imm�diatet�, il est dans l'impulsion. Et c'est l� o� je n'h�site pas � dire qu'il y a un r�le fondateur de l'adulte qui est l'interdit. L'interdit de la violence ne se discute pas parce qu'il est la condition pour qu'on puisse discuter de tout le reste: je peux discuter de tout parce que j'ai pos� que la violence �tait interdite. Pour l'enfant, l'interdit de la violence va �tre une frustration parce que, sur le moment, l'enfant est dans l'imm�diat: il ne comprend pas, il tape. Il n'aime pas, il crache. Et si on lui dit:: "halte-l�, tu r�fl�chis, tu �cris, tu en discutes, on en reparle dans une semaine", eh bien, �a le frustre. Et cette frustration n'est tol�rable que si l'adulte est capable - et c'est l� la valeur �ducative dont nous parlons- de montrer en permanence que l'interdit est ce qui autorise. Il faut avoir simultan�ment le courage des interdits et la tenacit� de celui qui montre que l'interdit, seul, autorise une parole entre homme dans la soci�t� civile. Si j'interdis la violence sans autoriser par ailleurs la parole, il va de soi que je fais rien. L'interdit de la violence n'est tenable que parce que cet interdit est fond� sur l'autorisation de la parole.
R�guler la parole
Il doit exister des lieux de parole que l'on puisse r�guler avec des rituels, parce que la parole ne se construit pas sans rituels. -J'ai eu l'occasion de d�battre avec un politicien sur une cha�ne de radio fran�aise o� il me parlait des �l�ves qui se battent dans les classes et qui sont des v�ritables voyous et je lui ai repondu: "�coutez, Monsieur le d�put�, j'ai regard� hier la retransmission des d�bats � l'Asembl�e nationale, �a ne m'est pas paru particuli�rement pacifique et serein"-. Alors, quand vous avez � l'Assembl�e nationale, l'�lite de la nation, un r�giment de gardes r�publicains, trente-six commissions qui ont pr�par� le d�bat, un Pr�sident qui peut couper le micro, des huissiers partout, un publication au Journal officiel... et que les gens se tapent dessus, comment voulez-vous que des jeunes de banlieues, qui n'ont jamais rien construit dans leur vie, rang�s par paquet de quarante dans des cages � lapins, s'�coutent et se respectent spontan�ment? Je dis cela parce que trop souvent on pense que l'acc�s � la parole n'est pas objet de formation. Or, permettre � des gens de ne pas se battre, mais de se parler, �ela se forme. Et la formation aux droits de l'homme passe fondamentalement par la formation � ces lieux de parole r�gul�s, annonc�s, organis�s, avec des pr�sidents de s�ance, avec des notes, avec des minutes, avec toute une s�rie de conditions que les p�dagogues connaissent bien et qui permettent � la parole d'�tre une vrai parole, de ne pas �tre du bavardage.
Il faut sortir de ce face � face frontal qui fait que le ma�tre est suppos� tout savoir et permettre � chaque �l�ve, � chaque enfant, d'�tre expert dans un domaine dont il puisse faire profiter les autres; ce que j'ai appel� dans mes travaux le groupe d'apprentissage. Il faut donner � chacun une expertise sp�cifique, ce qui fait qu'il est indispensable au bon fonctionnement du groupe (1).
Les comp�tences, c'est autre chose que des utilit�s scolaires. Le sociologue Pierre Bourdieu a bien montr� que l'�cole, c'est d'abord un lieu o� l'on n'�tait pas l� pour apprendre, mais pour �savoir�, ce qui est compl�tement diff�rent.. C'est-�-dire que l'�cole n'est pas un lieu o� l'on transmet des comp�tences qui sont utilisables ailleurs, c'est un lieu o� l'on n'est pas l� pour ma�triser des savoirs, c'est un lieu o� l'on est l� pour se distinguer de ceux qui ne les ont pas.
L'id�e de comp�tence, c'est l'id�e de r�investissement; une comp�tence, ce n'est pas quelque chose qui sert uniquement � avoir une note; c'est quelque chose qu'on peut r�investir ailleurs qu'� l'�cole. �a d�gage l'enfant de cette esp�ce de course extraordinaire dans laquelle il est embarqu� � l'�cole, qui est une course � la distinction et non pas une � la formation.
Donner un sens aux savoirs scolaires
D�s qu'on arrive au secondaire, l'utilit� des savoirs scolaires est difficile � percevoir. Ce qui est important � faire comprendre aux �l�ves, c'est que les savoirs scolaires ne sont pas des inventions de gens qui veulent les pers�cuter avec. Je discutais r�cemment avec des �l�ves de 15 ans et je leur demandais: "C'est quoi les math�matiques pour vous?". Eh bien, ils me r�pondaient: "On se demande bien". Imaginez: un �l�ve de 15 ans est incapable de penser que les math�matiques ont �t� construites dans l'histoire des hommes non pas pour �tre enseign�es � l'�cole et pour s�lectionner des �l�ves, mais pour r�soudre des probl�mes que les hommes se posaient et auxquels des hommes ont consacr� parfois toute leur vie, toute leur �nergie et toute leur existence.
Tous les savoirs qui sont enseign�s � l'�cole sont d'abord des r�ponses aux grandes questions anthropologiques: qui suis-je? d'o� viens-je ? o� vais-je? Les savoirs humains ont �t� construits par des �tres qui se sont consacr�s � r�pondre � ces questions-l�. Or, l'�cole a fabriqu� des programmes qui ont coup� les savoirs de ce qu'on pourait apppeler les questions fondatrices de ces m�mes savoirs. On n'apprend plus ceux-ci comme des r�ponses � ces grandes questions; on apprend ces savoirs pour passer en classe sup�rieure. Et contrairement � ce qu'on croit, ce qui int�resse les �l�ves, ce sont les grandes questions anthropologiques. On s'aper�oit que l'on a perdu les v�ritables racines des questionnements anthropologiques fondamentaux de nos savoirs, ce qui fait qu'ils sont devenus de simples utilit�s scolaires manipulables.
Conclusion: pour une p�dagogie du sujet
Le malheur en �ducation, c'est quand une volont� se heurte � une autre volont�. "Tu ne veux pas apprendre, tu apprendras". Quand une volont� se heurte � une autre volont�, �a ne produit qu'une chose: le renforcement de la volont� de l'autre dans sa propre volont�. Et beaucoup d'enseignants et d'�ducateurs s'imaginent qu'on peut agir sur la volont� de l'autre.
La philosophie fondatrice des droits de l'homme, c'est qu'on ne peut pas et qu'on ne doit pas agir sur la volont� et la libert� de l'autre. Je peux cr�er des conditions pour que l'autre agisse, mais je ne peux pas agir � sa place. Nous sommes l� au coeur d'un vrai probl�me. Vos apprentissages, vous les avez faits seuls quand vous avez voulu les faire, quand on vous a fourni un environnement qui vous a permis � vous-m�mes de d�cider d'apprendre. C'est ce que j'appelle une �p�dagogie des conditions�, qui est la seule p�dagogie, � mon sens, conforme � une p�dagogie des droits du sujet. Si vous avez envie d'esquisser une parole, il faut que vous sachiez que personne ne se moquera de vous si vous n'y arrivez pas. Et �a c'est un droit fondamental du sujet apprenant. Le droit au t�tonnement, � l'erreur, � la non-moquerie. Et c'est un droit qui n'est pas souvent garanti dans les classes. Le droit � la non-�valuation de celui qui apprend quelque chose qu'il n'a jamais fait. Voil� ce que j'appelle cr�er des conditions. Cr�er des conditions, c'est cr�er des espaces de s�curit� o� les gens peuvent se construire eux-m�mes. Et c'est l� que nous sommes au coeur de la philosophie des droits de l'homme: c'est cr�er des conditions o� ceux-ci ne sont pas objets d'un diktat -dans une esp�ce de double contrainte infernale: je t'ordonne de prendre tes droits- mais o� je cr�e les conditions pour qu'ils puissent �tre pris.
Si j'avais une m�taphore � employer, je dirais, aux �ducateurs qui r�fl�chissent � l'�ducation aux droits de l'homme, qu'il faudrait lire et relire un texte fondateur parce qu'il est l'exemple type de ce qu'il ne faut pas faire: c'est Frankenstein (2). C'est un peu comme si nous voulions faire un �l�ve avec des connaissances, de la vie avec de la mort, o� faire un stage en juxtaposant des conf�rences. Ce qui est important, c'est la dynamique des personnes et, pour plagier Albert Camus qui disait qu'il faut imaginer Sisyphe heureux, je dirais qu'il faut toujours imaginer Frankenstein malheureux.
Notes
(1) (2) NDLR. De Philippe Meirieu, voir: Outils pour apprendre en groupe. Lyon: Chronique sociale, 6e �dition refondue,1996; Frankenstein p�dagogue. Paris: ESF �diteur, 1996. Retour au texte
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