Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix
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L�apprentissage du �vivre-ensemble�
par Fran�oise Lorcerie
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3.1 Une perspective �gradualiste�
3.2 Une perspective �non-gradualiste�
3.3 Une perspective socio-politique
4.1 La perspective �gradualiste�
4.2 La perspective �non-gradualiste�
Les contradictions normatives
Les parents analphab�tes
La lourdeur des classes
Probl�mes d�int�gration de la classe
Apprendre � �vivre ensemble�, c�est apprendre � entrer dans des pratiques de coop�ration avec autrui, et � d�velopper des sentiments de sympathie � son �gard, - tout autrui avec qui nous partageons notre pr�sent. C�est aussi apprendre � s�engager � ses c�t�s.
L��cole, certes, n�est pas la seule institution � devoir transmettre ces apprentissages. Mais, dans nos soci�t�s modernes, il est vrai qu�elle a en propre le mandat de les assurer. Car l��cole est tenue pour la matrice de la soci�t� civile et politique, elle est charg�e d�assurer � la fois la continuit� de la soci�t� et son renouveau.
II. Quelles voies possibles d�intervention?
Comment un enseignant peut-il amener ses �l�ves � ces apprentissages? Les participants et les participantes � cette session internationale sont si divers, ils appartiennent � des syst�mes �ducatifs si diff�renci�s, et sont situ�s dans des contextes politiques et sociaux si contrast�s, qu�il est impossible de r�pondre � ces questions avec la pr�cision souhaitable. � d�faut, nous essaierons au moins de cerner des principes et des voies d�action.
Pour restreindre l��ventail des situations � prendre en compte, nous adopterons une hypoth�se g�n�rale qui nous para�t correspondre � la dynamique de cette session. Nous supposerons que nous nous adressons � un ma�tre juste, c�est-�-dire anim� par les principes de justice et souscrivant aux normes qui sont stipul�es par les grandes d�clarations internationales des droits de l�homme, mais qui exerce son m�tier dans un �tablissement scolaire o� tout le monde n�est pas forc�ment anim� par ces principes et qui, enfin, vit dans une soci�t� qui n�est pas forc�ment d�mocratique. Comment garder le cap dans ces conditions difficiles?
III. Trois mani�res de voir
On peut envisager la question de l�apprentissage du �vivre ensemble� de trois points de vue. D�crivons-les rapidement, avant de commenter leurs int�r�ts et leurs limites.
3.1 Une perspective �gradualiste�
On peut consid�rer que l�apprentissage du �vivre-ensemble� se fait � l��cole pour plus tard, quand l��l�ve devenu grand entrera dans la vie adulte et devra se conduire en �tre autonome et responsable, acteur de sa soci�t�.
Autrement dit, l��l�ve est consid�r� dans cette perspective comme �pas encore� autonome, �pas encore� responsable de ses actes. C�est un adulte en devenir. Il le deviendra progressivement, en parcourant les degr�s de l��ducation fondamentale. Toutes les mati�res d�enseignement concourent � cette formation progressive. Certaines plus que d�autres:
- l�instruction civique, qui donne une connaissance des institutions, ainsi que des instruments nationaux et internationaux de d�fense des droits de l�homme;
- la litt�rature, qui peint des situations subjectives plus ou moins �loign�es et permet de r�fl�chir � d�autres mod�les d�humanit�;
- l�histoire, dont le sociologue fran�ais Emile Durkheim disait qu�elle �tait une �cole de formation morale et politique, en raison de la diversit� et de la complexit� des situations qu�elle �voque, - situations o� l�on voit tou-jours les d�terminismes se combiner avec la libert�.
C�est l� une repr�sentation classique de la formation scolaire. Elle insiste sur l�enrichissement des connaissances et l��ducation du caract�re par des exemples ou par l�analyse.
En ce qui concerne la relation p�dagogique, elle n�est pas pens�e comme probl�matique. On attend de l��l�ve qu�il adopte la conduite qui convient: concentration volontaire, docilit� � l��gard des r�gles fix�es par l��cole et sp�cifi�es par l�enseignant.
3.2 Une perspective �non-gradualiste�
Cette perspective ne nie pas que l��l�ve ne soit pas encore un adulte: il ne l�est pas juridiquement, quoique certains grands �l�ves puissent l��tre. Mais elle consid�re qu�� son niveau, l��l�ve est une personne - un acteur de l��cole et un agent moral (capable de juger du bien et du mal). Non seulement cet �l�ve est titulaire de droits (m�me un nourris-son l�est), mais il peut assumer des responsabilit�s. Et, ajoute cette perspective, il est bon que l��ducation scolaire sollicite cette capacit�, car ce faisant, elle aide l��l�ve � la d�velopper. Un �l�ve qui a des connaissances sur les syst�mes politiques et le vivre-ensemble n�aura pas forc�ment d�velopp� de dispositions � les mettre en �uvre. Or, c�est crucial au bout du compte.
Une perspective �non-gradualiste� se pr�occupera donc d�exercer au pr�sent les attitudes et fa�ons d��tre ensemble qui sont � la base du �vivre-ensemble�. Quelles sont-elles? Ce sont, par d�finition, toutes celles qui soutiennent la coop�ration.
Une soci�t�, dit le philosophe am�ricain John Rawls (et il s�inscrit l� dans une longue tradition de philosophie politique), est "un syst�me de coop�ration sociale �quitable entre des personnes libres et �gales". Cette d�finition repose sur une intuition fondamentale qui associe �galit� et exp�rience de la r�ciprocit�, libert� et �faire-avec�. Toutes proportions gard�es, une classe, une �cole, peuvent �tre pens�es en ces termes. Plus ais�ment, m�me, qu�une soci�t� �tendue!
Parmi les habilet�s et comp�tences � d�velopper, notons: celles qui consistent � d�fendre son point de vue par la parole en des termes courtois, � argumenter une demande ou une plainte; l�empathie et la capacit� � se placer du point de vue de l�autre; l�art de trouver des compromis acceptables et bons du point de vue de leurs effets; la capacit� � s�engager dans une responsabilit� et � rendre compte de ce qu�on en a fait; la capacit� � faire des propositions pour r�soudre un probl�me qui se pose dans la classe ou dans l��cole; la capacit� � s�interposer dans un conflit, etc. La liste des habilet�s et comp�tences utiles au �vivre-ensemble� est infinie.
Les dispositifs (c�est-�-dire les agencements de r�gles) qui permettent d�exercer ces habilet�s et ces comp�tences directement � l�occasion d�activit�s scolaires, sont tr�s nombreux �galement. Ils d�pendent de l�ampleur que l�enseignant peut ou veut donner au travail de ces objectifs dans sa p�dagogie. Citons par exemple:
- des dispositifs qui veulent tirer parti de la coop�ration entre �l�ves et des conflits de points de vue pour favoriser les apprentissages cognitifs: ce sont les travaux en �quipe avec une distribution plus ou moins contrainte des r�les, ou ce que les Am�ricains ont nomm� r�cemment �cooperative learning�;
- l�am�nagement de temps sp�ciaux (une heure hebdomadaire, par exemple) pour r�soudre des dilemmes qui se posent aux �l�ves. Par d�finition, des dilemmes n�ont pas de solution �vidente, ils opposent des points de vue dont chacun est bien fond�. Il est int�ressant d�amener les �l�ves � en d�battre, � pond�rer leurs positions initales, � reformuler celles des autres, etc.;
- le traitement coop�ratif des conflits, par le concours d��l�ves m�diateurs, d�sign�s avec l�assentiment de tous et form�s sp�cialement pour s�interposer dans les bagarres; ou par l�institution d�une sorte de r�union de classe (�conseil coop�ratif�) o� les probl�mes de discipline et de violence sont �voqu�s, et les sanctions d�cid�es. Ce type de conseil peut se tenir aussi � l��chelle d�un �tablissement. Il pr�sente l�avantage d��viter aux enseignants d��tre toujours juges et parties dans les conflits scolaires;
- le traitement coop�ratif des projets de classe, gr�ce � une distribution des responsabilit�s parmi les �l�ves, avec des r�unions de r�gulation.
Une exp�rience d�mocratique fondamentale est celle par laquelle un groupe d��l�ves s�entend sur les r�gles qu�il va appliquer pour r�gir sa vie collective dans la classe, ou � l��cole. Bien �videmment, tout n�est pas n�gociable. Il est clair que la loi nationale, pour ne parler que d�elle, s�impose � tous, il serait irresponsable pour un ensei-gnant de laisser des �l�ves �d�cider� coop�rativement de r�gles de vie qui la violeraient. Mais, pour des �l�ves, d�cider ensemble des r�gles de vie, dans des limites et selon des modalit�s dont l�enseignant est le garant, c�est faire l�exp�rience fondatrice de la libert� r�ciproque,
- c�est-�-dire d�une libert� qui oblige �galement chacun vis-�-vis d�autrui.
Beaucoup a �t� �crit sur les techniques qui peuvent mettre en �uvre ces id�es. Certains syst�mes �ducatifs les promeuvent officiellement. Plus souvent, elles sont tol�r�es, � mesure m�me de leur efficacit� dans des situations difficiles. Pour des propositions pratiques pour int�grer et prolonger dans une p�dagogie coh�rente l�ensemble des pro-positions du type de celles que nous venons d��voquer, le mieux est de s�inscrire dans un r�seau d�entr�aide. On peut aussi se reporter aux publications de l��cole moderne, association transnationale (Europe du Sud, Europe de l�Est, Afrique) de p�dagogues qui poursuivent dans la voie ouverte par le p�dagogue C�lestin Freinet.
3.3 Une perspective socio-politique
Cette troisi�me perspective concerne l�association des familles et autres partenaires, par exemple les associations, � l��cole.
En effet, l��cole n�est pas seulement une matrice pour le vivre-ensemble entre adultes de demain (premi�re pers-pective) et un espace de vivre-ensemble au pr�sent entre �l�ves et enseignants (deuxi�me perspective), elle est aussi, au pr�sent encore, un espace de transactions entre enseignants et parents ou autres partenaires de l��cole, et plus largement avec l�environnement social. Les parents ont ou non l�occasion de rencontres informelles avec les enseignants, ils viennent ou ne viennent pas � des invitations, � des convocations, ils peuvent ou non discuter des d�cisions concernant la scolarit� de leurs enfants, ils peuvent ou non faire des suggestions pour soutenir l��cole, ils sont ou non partie prenante des d�cisions que prend l��cole, etc.
Les situations � cet �gard sont contrast�es selon les syst�mes institutionnels et les lieux. N�anmoins, en toute logique, la consid�ration que les �coles accordent aux parents n�est pas ind�pendante de celle qu�elles accordent � leurs �l�ves, et r�ciproquement. De plus, ces facteurs psycho-sociaux semblent associ�s aux r�sultats scolaires, bien qu�il soit impossible cependant d��tablir une relation causale.
Ainsi, des �tudes extensives men�es au cours des ann�es quatre-vingt dans les �coles de Londres-centre �tablissent un lien entre l�efficacit� dans les apprentissages, l�organisation, le climat scolaire interne et les relations avec les parents. Il n�y a pas d��cole qui aurait une bonne efficacit� dans un environnement difficile, en stigmatisant cet environnement. Les �coles � recrutement populaire qui s�av�rent les plus �efficaces� sont aussi des �coles qui ont un bon climat et entretiennent de bonnes relations avec les parents. En revanche, une ouverture aux parents ne suffit pas � garantir l�efficacit�. Enfin, on conna�t beaucoup de cas o� les indicateurs d�efficacit�, de climat interne et de relations communautaires sont semblablement d�grad�s.
La notion de �communaut� �ducative�, qui est l�gale en France par exemple, exprime l�id�e d�une solidarit� orga-nique des �partenaires� de l��cole, au premier rang des-quels les parents, avec les enseignants et autres personnels de l��cole, autour de l��l�ve. Toutefois, cette notion est res-t�e largement th�orique. Les rapports entre parents et enseignants demeurent empreints de paternalisme et les droits de parole des parents dans l��cole fran�aise sont s�v�rement limit�s.
Il semblerait que l�on puisse g�n�raliser: le mode d�association des parents � l��cole oscille n�cessairement entre communaut� �ducative et paternalisme (ou hostilit�). La relation paternaliste va souvent de pair avec la premi�re conception �voqu�e ci-dessus, celle de l�apprentissage �pour plus tard�, via la fermeture de l��cole au milieu. Quant � la relation �galitaire finalis�e qu�appelle l�id�e de communaut� �ducative, elle implique une reconnaissance de la dignit� et de la capacit� des personnes, m�me si celles-ci sont socialement d�munies. Cette vis�e s�accorde avec l�attribution de ces m�mes traits aux �l�ves, - comme dans la deuxi�me conception �voqu�e plus haut.
IV. Int�r�ts et limites des approches �gradualistes� et �non-gradualistes� dans des contextes de diff�renciation socio-ethnique
Chacune des deux perspectives �nonc�es offre des avan-tages et des inconv�nients pour l�accueil des �l�ves dans des contextes de diff�renciation socio-ethnique.
4.1 La perspective �gradualiste�
Selon cette perspective, rappelons-le, l��l�ve n�est consid�r� comme titulaire de droits - typiquement - qu�en tant que destinataire d�un enseignement, et il a les obligations corr�latives; il n�est pas consid�r� comme ayant une existence et des capacit�s sociales, et des droits et obligations � cet �gard. Ces enjeux sont repouss�s � plus tard, ou ailleurs. Dans l�espace scolaire, les questions d�appartenance socio-ethnique ne sont g�n�ralement pas au programme et l�on fait comme si les conflits qu�elles peuvent induire dans la soci�t� �taient suspendus. L�enseignement se focalise sur des contenus �num�r�s, et ne prend pas en compte ordinairement les dispositions morales et sociales qui servent de base au �vivre-ensemble�.
Cette fiction normative a des inconv�nients manifestes et graves
D�abord, on manque une ressource de l��ducation. Les conflits de points de vue, les discussions qu�engendrent les divergences, sont une ressource pr�cieuse pour ouvrir les esprits, �clairer le jugement, acc�der � l�esprit critique et au raisonnement personnel, traits qui sont g�n�ralement consid�r�s comme les ressorts de la raison �raisonnable� des adultes. Ils sont d�autant plus cruciaux lorsque la soci�t� est le si�ge de clivages graves, qui laissent les �l�ves en proie � des pr�jug�s et st�r�otypes contradic-toires du monde ambiant.
De plus, on manque un probl�me. L�enseignement dispens� selon cette perspective ignore ce que les sociologues anglais de l��ducation ont appel�, dans les ann�es soixante- dix, le �curriculum cach�, c�est-�-dire tous les apprentissages que r�alise l��l�ve presque n�cessairement, mais sans que les ma�tres le veuillent et m�me � l�encontre de ce qu�ils d�sirent. Ainsi, ils apprennent � dissimuler (leur ignorance), � flatter les manies des ma�tres pour se faire bien voir, � rivaliser avec leurs pairs, � m�priser les faibles ou � se moquer d�eux par dessous, etc. L��galit� formelle, qui est de rigueur dans l�enseignement, masque donc un ensemble de processus sociaux qui se nourrissent des formes scolaires elles-m�mes. Parmi les effets latents les plus fr�quents, le ph�nom�ne du �bouc �missaire� (par lequel un �l�ve ou quelques uns deviennent les victimes de certains autres, qui se prot�gent en faisant jouer parfois f�rocement la loi du silence); et encore le manque de bienveillance vis-�-vis des enseignants, voire le d�veloppe-ment d�une contre-identification aux ma�tres. Les clivages socio-ethniques interf�rent toujours avec ces processus, de fa�on variable.
Autre inconv�nient, on suscite des probl�mes. Contre-identification aux ma�tres et curriculum cach�, lorsqu�ils ne sont pas g�r�s (ce qui est souvent le cas), finissent par donner corps � une contre-culture scolaire qui s�exprime � la pr�-adolescence en actes d�insolence vis-�-vis des personnes, d�gradation des lieux et des mat�riels, violences diverses. Et ce d�autant mieux que les �l�ves vivent parfois hors de l��cole des situations qui alimentent le ressentiment. Ces situations sont propices � l�effet boule-de-neige: de m�me qu�une petite boule peut s�agrandir d�mesur�ment en roulant dans la neige, de m�me un �l�ve qui commet une faute mineure va finir par �tre exclu apr�s une s�rie de p�rip�ties o� son cas s�aggrave, tandis qu�il veut garder la face. Faute de volont� de m�diation, rien n�arr�tera le mouvement.
Enfin, cette position favorise la stigmatisation des parents, notamment de ceux qui appartiennent � des groupes minoris�s. Nous ne parlons pas ici de �minorit� constitu�e ou reconnue (il n�en existe pas dans tous les syst�mes politiques), mais du processus universel par lequel des individus ayant une origine �diff�rente� sont rep�r�s dans les transactions sociales et se voient assigner un traitement d�favorable, ce qui peut les amener � tenter de dissimuler leur appartenance ou plus rarement � �retourner leur stigmate� pour s�en faire gloire, comme dit le sociologue am�ricain Erwin Goffman. Les relations de l��cole avec les parents sont fortement marqu�es par un tel processus de �minorisation�, dans certains contextes. L�accusation d�incomp�tence ou de d�sint�r�t, port�e globalement � leur encontre par les agents scolaires, en est alors � la fois l�effet et le symptome. C�est le cas, peut-on penser, pour certains groupes immigr�s en France, - pays qui r�cuse l�id�e de �minorit� au nom de sa doctrine de l�unit� nationale connue sous le nom de �jacobinisme�.
Ceci vient renforcer la fermeture de l��cole � son environnement, fermeture qui est de principe dans cette premi�re conception des responsabilit�s scolaires � l��gard du �vivre-ensemble�. Les �checs scolaires des �l�ves, les actes d�indiscipline, et toutes autres difficult�s dont les ma�tres pourraient se sentir responsables, seront d�autant plus facilement imput�s au milieu de vie. Il ne sera pas rare dans ces conditions de voir le paternalisme se transformer en hostilit� et en m�pris. L�incrimination des parents, r�currente dans les secteurs stigmatis�s par la concentration de populations minoris�es, justifiera ainsi � la fois le non-pouvoir scolaire des parents et la non-imputabilit� des personnels de l��cole.
Pourtant, cette premi�re conception emporte aussi des effets positifs. Rappelons-nous tout ce qu�un enseignement purement d�claratif des droits a apport� comme r�serve de mobilisation dans les pays qui �taient colonis�s.
Or, en r�gle g�n�rale, rien n�interdit au ma�tre d�enseigner les instruments nationaux et internationaux de d�fense des droits de l�homme, sauf � prendre en compte les r�serves pos�es par son pays sur tel ou tel article.
Ce type d�apprentissage permet aux enseignants de progresser de fa�on continue dans leur plan de cours. Il convient aux personnalit�s qui n�aiment pas l�incertitude, ou � ceux qui veulent introduire pour la premi�re fois un enseignement syst�matique des droits de l�homme, en testant sa r�ception par les �l�ves, les coll�gues, la direction et les familles.
En outre, dans les cas (rares) o� ni la population de l��cole ni le milieu de vie des �l�ves ne sont le si�ge de clivages ethno-culturels et de processus de minorisation, ce type d�enseignement permet de faire droit, en classe, � des probl�mes humains qui risqueraient sinon d��tre compl�te-ment n�glig�s.
Ce tableau des avantages et inconv�nients s�inverse dans l�autre perspective.
4.2 La perspective �non-gradualiste�
Dans cette perspective p�dagogique, on consid�re l��l�ve, quel que soit son �ge, comme un �tre social et moral, engag� dans des liens avec autrui, porteur d�un sentiment de son int�r�t et responsable de ses actes, de telle sorte que l��ducation au �vivre-ensemble� se joue au pr�sent et dans la continuit�.
Les avantages de cette perspective dans un contexte d�eth-nicisation des liens sociaux sont clairs
D�abord elle est solidement fond�e. Elle est en effet coh�rente avec:
- les instruments normatifs que l�on souhaite enseigner: la Convention relative aux droits de l�enfant en premier lieu;
- les fondements philosophiques de la d�mocratie (voir plus haut la citation de J. Rawls), dont les chartes et d�clarations des droits d�clinent en fait les implications normatives;
- les th�ories psychologiques de l�apprentissage �galement. Toutes les th�ories modernes, depuis Jean Piaget, sont des constructivismes, c�est-�-dire qu�elles partent du principe que l�enfant construit (activement) ses apprentissages en se confrontant avec les objets et en interagissant avec autrui. Il n�est ni un r�ceptacle passif des connaissances qui lui sont transmises, ni une �cire molle� que l�enseignement viendrait modeler. L�apprentissage suppose la mobilisation d�un sujet apprenant.
De plus, la perspective �non-gradualiste� est solidement �tay�e en pratique. Dans les pays riches, la r�flexion p�dagogique s�est empar�e de ces id�es-forces psychologiques, politiques et morales depuis des d�cennies et les a appliqu�es � l�apprentisage scolaire. On dispose aujourd�hui pour la lecture et l��criture, pour les sciences, pour l�histoire, pour l��ducation morale, etc. d�outils et de pistes qui mettent en �uvre ces principes de toutes sortes de fa�ons. Mais il n�y a aucune raison de les r�server aux pays riches. Le mouvement issu de Freinet, dont nous avons parl� plus haut, existe en Afrique. Plus g�n�ralement, si les principes sont justes, le probl�me qui se pose pour les mettre en �uvre est d�ordre pragmatique (difficult� d�amorcer un changement vu le poids des habitudes et les id�ologies p�dagogiques et sociales dominantes). Ce probl�me de d�clenchement peut d�ailleurs se poser aussi de fa�on aigu� dans des pays riches.
En ce qui concerne la diff�renciation ethno-culturelle, on se pr�occupe avant tout dans cette conception d�ouvrir aux �l�ves des possibilit�s d�expression et de discussion. Surtout sur ce sujet, par d�finition conflictuel et d�licat (voir ce que nous avons dit plus haut des processus de minorisation), on pr�f�rera utiliser toutes les voies d�une p�dagogie de l�expression et de la communication. Il s�agira de faire droit aux demandes d��l�ves, en accom-pagnant chacun autant que de besoin dans l��laboration d�un travail (expos�, dossier, production quelconque) qui sera ensuite de quelque fa�on communiqu� � la classe, voire au dehors de la classe. On restreindra l�enseignement magistral aux connaissances objectives dont les �l�ves ont besoin de toutes fa�ons pour se situer. Il faut en effet permettre de dire et de se dire, mais absolument �viter tout ce qui peut �tre re�u comme une �assignation � �tre� diff�rent.
Faut-il aller plus loin que l�acceptation, et revendiquer une reconnaissance des identit�s culturelles diff�rentes? C�est la position d�un philosophe tel que le Qu�b�cois Charles Taylor. Pour lui, le sentiment de notre dignit� passe par la reconnaissance par autrui de notre identit� culturelle, d�o� la n�cessit� d�une reconnaissance politico-juridique. Cependant, une grande partie des pays de la plan�te, dont la France, sont beaucoup moins lib�raux que le Canada � cet �gard, l�id�e de �reconnaissance� n�y est pas accept�e. En tout cas, dans l�espace p�dagogique, ce dont l�enseignant doit se pr�occuper c�est moins des droits en tant que tels (sauf � respecter bien s�r ceux qui sont d�clar�s) que des int�r�ts �ducatifs des �l�ves. Chaque �l�ve doit pouvoir d�velopper le sens de sa propre dignit�: voil� l�exigence de base lorsqu�on se pr�occupe de d�velopper � l��cole le savoir-vivre ensemble. Cette exigence s�applique aussi aux parents, qui doivent �tre assur�s d�un accueil courtois et d�une �coute.
Les inconv�nients de cette perspective dans un contexte d�ethnicisation des liens sociaux
Dans ces contextes, les st�r�otypes ethniques et autres repr�sentations sociales n�gatives circulent plus ou moins publiquement. L�enseignant �pris de justice va les trouver partout, chez ses coll�gues, chez les parents, chez les jeunes.
Comme la perspective �non-gradualiste� consid�re que le vivre-ensemble ne peut pas ne pas se travailler au pr�sent, il va s�agir de g�rer ces repr�sentations sociales et les conflits vari�s qu�elles occasionnent. Cela implique un r�el engagement. On peut s�attendre � ce que, pour l�ensei-gnant, les temps de grand bonheur alternent avec les temps de lassitude. En effet, comme tout engagement minoritaire, ce parti-pris �ducatif requiert:
- une grande constance, la capacit� de persister malgr� les obstacles;
- une personnalit� qui tol�re l�incertitude;
- une grande coh�rence dans la mise en �uvre des prin-cipes avec les �l�ves comme avec les autres adultes de la communaut� �ducative. Ce qui, � son tour, implique � la fois:
- une capacit� strat�gique � planifier son action;
- une bonne technicit�: il faut �tre � l�aise avec les gestes professionnels, savoir tirer profit des opportunit�s qui se pr�sentent (au premier rang desquelles les conflits � g�rer, mais aussi les projets � engager), tout en assurant la progression �ducative.
V. Prolongements
Les contradictions normatives
Il arrive souvent que les (des) parents n�aient pas une conception lib�rale de l�autorit�, que certains adh�rent aux st�r�otypes m�prisants � l��gard des groupes minoris�s et fassent pression pour que leurs enfants soient dans des classes pr�serv�es, que la direction de l��cole et d�autres enseignants aient aussi ce genre de vues. Des jeunes peuvent afficher des id�es contraires � la justice sociale, etc. En bref, l��ducation scolaire se poursuit souvent dans un contexte de contradictions normatives.
Dans notre hypoth�se de travail, cette situation est banale (ce qui ne revient pas � sous-estimer la gravit� des haines qui peuvent se d�velopper dans certains contextes). Cette situation constitue en elle-m�me une indication pour une p�dagogie de type �non-gradualiste�, qui pose que le vivre-ensemble doit se construire au pr�sent, � travers des situations p�dagogiques orient�es � cette fin, notamment [mais pas seulement: voir plus haut, � 3.2] en amenant les �l�ves � r�fl�chir moralement sur les conflits qui partagent le corps social.
Les contradictions normatives ne sont donc pas une objec-tion de principe � cette vis�e p�dagogique. Le probl�me qu�elles posent est d�ordre pragmatique. Il doit �tre r�solu au cas par cas. Le crit�re d�cisif est alors l�effet produit, � court et moyen terme: les meilleurs choix sont ceux qui am�nent les meilleures suites dans la dynamique du vivre-ensemble.
Les parents analphab�tes
Ils sont d�munis pour suivre et accompagner la scolarit� de leurs enfants. Comment les consid�rer comme membres de la communaut� �ducative centr�e sur l��l�ve.
Premi�rement, l�analphab�tisme des parents est assur�ment pour eux source de difficult� sociale, mais il n�a rien � voir avec une incapacit� morale, culturelle, sociale et politique. S�ils sont incapables d�utiliser l��crit, ils savent juger en adultes des situations, ils ont une exp�rience qui peut apporter beaucoup � l��ducation scolaire, ils poss�dent une culture, etc. Il faut donc se garder d�une tendance � projeter les cat�gories scolaires sur les adultes. Cette tendance est typique de l�orientation paternaliste � l��gard des parents: elle tend � leur assigner dans l��cole une place analogue � celle de leurs enfants.
En pratique, on peut distinguer deux probl�mes particuliers. D�une part, ces parents sont intimid�s par l��cole, ou bien, s�ils ont connu eux-m�mes une carri�re scolaire �court�e par l��chec, ils en ont un souvenir douloureux. Dans tous les cas, il y a des chances qu�ils restent � l��cart des r�unions scolaires, qu�ils ne se rendent pas aux convocations, etc. Ce retrait est l�expression d�une peur, d�un malaise, mais nullement d�un manque d�int�r�t. Au contraire, dans de nombreux cas, ces parents attendent beaucoup de l��cole: ils en attendent pour leurs enfants l�assurance d�une vie meilleure que la leur. Leur projet de r�ussite est en fait exactement le m�me que celui que d�clare l��cole. Il y a donc quelque chose � faire, sans aucun doute, pour qu�ils se sentent plus � l�aise quand ils viennent � l��cole. Par exemple, am�nager un espace au sein de l��cole pour les recevoir de fa�on digne, dans une relation citoyenne; ou tenir des r�unions � l�ext�rieur de l��cole, dans ce qu�ils consid�rent comme leur espace, leur quartier, o� les enseignants s�aventurent peu... D�autre part, il est possible aussi de montrer � ces parents comment ils peuvent �tre utiles � la scolarit� de leurs enfants, surtout les jeunes enfants au moment de l�apprentissage de la lecture et de l��criture: ils peuvent regarder leurs travaux, les �couter lire, etc., donc valoriser le travail de l��crit. Pour une aide plus sp�cifique en dehors de l��cole, il est rare qu�il n�y ait personne ni aucune institution dans le voisinage qui puisse la dispenser: cela aussi, il convient de le discuter avec ces parents.
Une derni�re remarque sur ce point: le manque de formation. La rencontre avec les parents exige des savoir-faire particuliers de la part des ma�tres. Notamment, savoir �couter et reformuler des demandes, savoir faire preuve d�empathie (mettre � distance sa propre culture pour se mettre � la place d�autrui). On apprend aux sociologues � le faire durant leur formation, mais trop rarement aux enseignants, qui en auraient le plus grand besoin.
La lourdeur des classes
Dans certains pays, il y a des classes de plus de cent �l�ves. Elles manquent en outre de mat�riel didactique, elles sont mal install�es... Que peut-on faire dans ces conditions? Ici encore, il ne s�agit pas th�oriquement d�une question de principe mais d�une question de pratique. Mais est-ce qu�on n�atteint pas l� le seuil de l�infaisable?
Sans pr�tendre r�pondre, il faut noter que, si ce genre de probl�me ne semble plus aujourd�hui se poser qu�aux pays moins d�velopp�s, cela n�a pas toujours �t� le cas. Dans les ann�es quarante, les classes des campagnes fran�aises avaient couramment soixante �l�ves, de cinq niveaux scolaires diff�rents. L�instituteur organisait des �coins� ou des �tabl�es� d�enfants par niveau d��ge ou par niveau scolaire, et dirigeait le travail de chacun un peu � la fa�on d�un chef d�orchestre. Le mat�riel didactique �tait constitu� de quelques manuels, de cahiers et surtout d�ardoises, d�affiches. Le ma�tre utilisait toutes les ressources ext�rieures possibles pour b�tir ses le�ons. Plus anciennement, aux d�buts du XIX�me si�cle, lorsque les ma�tres �taient encore plus rares et les besoins immenses - ce qui ressemble � la situation actuelle de certains pays d�Afrique -, une formule invent�e en Angleterre et propag�e en France permettait d�instruire quelque 120 �l�ves � la fois. Elle est connue sous le nom d��enseignement mutuel�. Les �l�ves �taient, l� aussi, regroup�s en tabl�es par niveau scolaire. Mais, de plus, il y avait une r�partition des responsabilit�s telle que chaque tabl�e �tait plac�e sous la direction d�un �l�ve plus avanc�, qui relayait le ma�tre et lui rendait compte. Une astuce: la tabl�e des petits �tait une large planche � bords relev�s couverte d�une couche de sable. Les enfants �crivaient dessus avec leur doigt, comme sur une sorte d�ardoise collective, puis on passait une r�glette et ils pouvaient recommencer.
Cette �vocation des d�buts de l��cole de masse en France n�a d�autre but que de rappeler que l�ing�niosit� devant les probl�mes peut accoucher de solutions int�ressantes, �modernes�. Une autre illustration: C�lestin Freinet, d�j� mentionn�, avait �t� victime des gaz de combat pendant la guerre de 1914-1918. Ce handicap l�emp�chait de parler d�une voix forte. C�est dans ces conditions, apr�s beaucoup de lectures et de discussions il est vrai, qu�il �labora sa c�l�bre p�dagogie �coop�rative�, bas�e sur l�implication des enfants dans des projets concrets d�cid�s par eux, qu�ils racontaient ensuite � leurs �correspondants� en les �crivant � l�aide de l�imprimerie. Ses �l�ves �taient pour beaucoup des fils de travailleurs agricoles immigr�s d�Italie. La p�dagogie des pauvres n�est pas forc�ment une pauvre p�dagogie...
Probl�mes d�int�gration de la classe
Dans une p�dagogie active du vivre-ensemble, ne risque-t- on pas d��tre d�bord� par l�agitation de la classe, ou par les dissensions au sein du groupe classe, quelle que soit leur origine? Ne risque-t-on pas de donner trop de marge de libert� � des enfants ou des jeunes violents, ou rebelles, qui vont casser le travail des autres et perturber les activit�s collectives? Et, inversement, ne risque-t-on pas de voir s�isoler ou ne pas participer des jeunes qui ont pris l�habitude, par exemple, de jouer � l�ordinateur, et qui ne recherchent plus ni le contact ni l�opposition avec autrui? C�est certain. Mais y a-t-il une autre fa�on de traiter ces probl�mes � l��cole de mani�re �ducative?
Dans une p�dagogie qui vise avant tout � donner des connaissances d�claratives sur le �vivre-ensemble� en reportant leur mise en �uvre � plus tard, la classe est apparemment calme, mais c�est que les conflits sont couverts, de m�me que les processus d�auto-isolement de certains �l�ves [voir plus haut � 4.1]. Ces ph�nom�nes, �tant couverts, sont soustraits au travail �ducatif. Au contraire,
ils vont pouvoir alimenter ce travail, s�ils se manifestent. Dans certaines classes, par exemple, fonctionnent des heures de �vie de classe�, anim�es par des �l�ves qui sont d�sign�s par leurs pairs pour cela (ces r�les tournent habituellement d�une s�ance � l�autre). Dans ces s�ances sont �voqu�es, entre autres, les plaintes que certains �l�ves portent contre d�autres pour toutes sortes de raisons. Ces plaintes sont collectivement examin�es, le pr�sum� coupable s�explique, la victime aussi, quiconque a connaissance d�un �l�ment peut t�moigner, la n�cessit� d�une sanction est discut�e, et le cas �ch�ant l�assembl�e en d�cide. N�est-ce pas faire d�une pierre deux coups? D�une part, l��l�ve fautif est sanctionn� ou averti, et symboliquement r�admis dans le groupe. Sa dignit� n�est pas bless�e. D�autre part, tous ont v�cu une exp�rience morale forte, tout ont senti ce qu�implique d�eux le maintien des r�gles de justice dans le groupe. Les conditions de la poursuite du travail scolaire n�en seront que mieux assur�es.
Ce type de s�ance se d�roule sous l��gide du ma�tre, sous sa responsabilit� bien entendu, mais il se peut qu�il n�y fasse aucune intervention. Cette orientation de travail, il faut le redire, implique une technicit� de la part du ma�tre. Il doit ma�triser la dynamique des groupes. S�il y a une composante de la formation professionnelle des enseignants qui est cruciale pour qu�ils puissent mettre en �uvre une p�dagogie active du �vivre-ensemble�, c�est bien celle-l�.
� CIFEDHOP 2008