Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix
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par Wole Soyinka
Le texte qui suit est divis� en deux parties. La premi�re est la transcription de l�expos� de Wole Soyinka, Prix Nobel de litt�rature 1986. Cet expos� fut donn� � l�occasion du d�bat inaugural marquant l�ouverture, le 6 juillet 1998, � l�Office des Nations Unies, � Gen�ve, de la XVIe Session internationale de formation � l�enseignement des droits de l�homme et de la paix organis�e par le Centre international de formation � l�enseignement des droits de l�homme et de la paix (CIFEDHOP). La deuxi�me est le compte-rendu des �changes qui suivirent entre l�auditoire et W. Soyinka. La traduction en fran�ais est de �tienne Galle. Adaptation de Jean H�naire.
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I. Au sujet d�un rituel guerrier
Il y a maintenant plus de trente ans, il m�a �t� donn� de voir un documentaire * r�alis� par un anthropologue am�ricain dans une r�gion montagneuse de la Papouasie, en Nouvelle-Guin�e. Le peuple pr�sent� dans ce film avait une culture de la guerre tout � fait remarquable et une personnalit� peu habituelle que j�ai trouv�es vraiment d�rangeantes et cependant instructives pour un certain nombre de raisons.
Ces gens avaient choisi de s��loigner de populations qui envahissaient leurs terres ancestrales, avaient trouv� refuge dans les collines o� ils survivaient dans des conditions proches de celles de leurs origines. Pendant plus d�un si�cle, ils avaient �chapp� � l�autorit� du gouvernement central. Je ne me souviens plus, d�ailleurs, si ce gouvernement en question connaissait m�me � l��poque leur existence.
Mais rien n��chappe longtemps � l�ethnologue opini�tre, et notre universitaire explorateur avait non seulement p�n�tr� dans leur refuge, mais r�ussi � se faire accepter pour finalement vaincre leur volont� d�isolement, � les persuader de se laisser filmer dans leur existence quotidienne, y compris pendant leur tr�s curieuse guerre rituelle dont aucun �tranger n�avait �t� jusque-l� le t�moin.
Nous avons �videmment le droit de consid�rer la violence rituelle pr�sente dans les sc�nes de ce film comme une pratique primitive, d�autant plus qu�elle entra�nait des meurtres. La mort d�un homme dans l�un et l�autre groupe constituait un �l�ment essentiel de ces jeux guerriers. Les affrontements se poursuivaient jusqu�� la mort d�un membre de l�un des deux groupes et cette mort mettait fin � la bataille. Les deux camps se retiraient alors, accomplissaient le rite du vainqueur et celui du vaincu: il fallait que l��me du mort soit apais�e par les deux parties. Cependant, le rituel des vaincus ne pouvait s�achever que lorsqu�ils avaient r�ussi � tendre une embuscade � un membre de l�autre groupe tribal et � le tuer. Ceci devait �tre fait avant la fin de l�ann�e en cours afin de fournir un pr�texte � la guerre rituelle suivante, car celle-ci �tait un �v�nement annuel. Le camp des vainqueurs, dont l�un des membres avait p�ri dans ladite embuscade, d�clarait alors la guerre � l�autre camp pour venger la mort de leur com-battant. Ainsi se poursuivait, d�ann�e en ann�e, le cycle du conflit rituel, apparemment d�nu� de signification d�un certain point de vue, et pourtant anim� d�un �trange sens moral qui semblait avoir l�gitim�, int�rioris� et canalis� la propension inn�e de l�esp�ce humaine � la violence et � la guerre.
Il y a plus de trente ans que j�ai vu ce documentaire. Ainsi, il se peut bien qu�un d�tail ou un autre m�ait �chapp� ou soit inexact. Mais en substance, je crois avoir d�crit assez fid�lement le processus de cet �trange lien entre les deux groupes. Il s�agissait d�une tr�s vieille communaut�, qui avait r�ussi � �laborer une culture de jeux guerriers bien particuli�re: on ne pouvait tuer qu�une seule personne � chaque affrontement. Et ces jeux ob�issaient � des r�gles bien d�finies que les deux groupes respectaient strictement. La mort du guerrier �tait int�gr�e par des proc�d�s rituels pr�cis visant � exorciser le sentiment de culpabilit� et � r�gulariser la dette du sang. Nous avons certes raison d�affirmer qu�accepter la mort d�un membre de son groupe ou du groupe voisin en tant que principe de coexistence est le fait d�un stade de civilisation peu d�velopp�. Mais, et il y a un gros mais!
II. Qui est le plus barbare?
Mais soyons clairs: il ne s�agit pas de citer ce rituel en exemple. Je d�sire seulement en tirer une le�on, une sorte d�enseignement pour un comportement moderne. Comment juger ce rituel guerrier que je viens d��voquer lorsqu�on le compare aux agissements de notre �poque o� les arm�es en guerre an�antissent les populations, tuent des milliers de gens, l�chent des bombes � fragmentation sur les villes, sur les march�s grouillant de monde, et transforment en d�combres l�h�ritage architectural de plusieurs si�cles? Il est toujours g�nant de parler de l�humanit� en termes de statistiques. Mais au vu du saut quantitatif observ� actuellement dans les moyens de destruction - et cela inclut la culture moderne de la violence urbaine et la banalisation stup�fiante de la mort -, il est difficile de taire le fait qu�au cours de tout un si�cle - � supposer que ces soi-disant primitifs aient pratiqu� leur rite depuis ce temps - deux cents personnes au plus auraient �t� tu�es par les deux communaut�s. Cela est sans commune mesure avec le bilan des meurtres commis en une seule ann�e dans des villes telles que New York, Johannesburg ou ma propre ville de Lagos, par exemple.
Consid�rons un autre fait. Dans la guerre moderne, particuli�rement la guerre civile, h�las, nous nous apercevons que, dans l�espace d�une ann�e ou deux, plus d�un million de mines antipersonnel sont diss�min�es, destin�es � tuer, mutiler, estropier � vie tout ce qui passe: hommes, femmes, vieillards, enfants et b�tes. Selon quelles certitudes �thiques comparons-nous les deux types de comportement? Quel mod�le, disons, m�rite la plus forte condamnation? Notez que je ne parle pas d�exemple � suivre. Je pr�f�re proc�der par choix n�gatifs. En d�autres termes, si l�on nous sommait de choisir entre ces deux mod�les de sous-d�veloppement �thique, quel sc�nario nous para�trait le moins inhumain?
Demandons-nous maintenant en quoi ces exemples peuvent nous �tre utiles. Mon but n�est certes pas de pr�senter une image romantique ou idyllique d�une �tape ou d�un mod�le de d�veloppement communautaire aux d�pens d�un autre. Je d�sire simplement montrer qu�il existe des communaut�s encore vivantes dont les pratiques cultu-relles m�ritent notre attention. Nous pouvons, de leurs imperfections m�mes, tirer des le�ons qui feraient honte aux soci�t�s soi-disant d�velopp�es et remettre en cause leurs pr�tentions au progr�s culturel. Le simple fait de juger sans valeur une guerre rituelle qui n�exige que deux morts par an peut nous amener � nous interroger, sinon � trouver la sagesse. Il peut nous inciter � remettre en question une culture martiale contemporaine qui autorise le massacre de milliers d�individus et la mutilation � vie de dizaine de milliers d�autres. Il peut nous forcer � examiner en profondeur ce qui nous fait juger certaines choses comme acceptables et � reconsid�rer nos pr�tentions � l�humanit�.
III. D�ni de culture
La marque du colonialisme - ceux qui ont l�exp�rience du colonialisme le reconna�tront - est le refus ou le d�nigrement des autres cultures et, par voie de cons�quence, l�incapacit� � apprendre d�elles quoi que ce soit. Rien que de ce point de vue, nous pouvons affirmer que la relation des peuples autochtones � leur propres gouvernements respectifs, en de nombreuses r�gions du monde, est une relation de colonisation interne. Mais il y a pire. Le d�veloppement au sein de ces nations s�est souvent av�r� si irresponsable dans la gestion des ressources que les anciennes r�serves des peuples autochtones sont devenues les derni�res fronti�res de l�exploitation dans le cadre des n�cessit�s de ce m�me d�veloppement. La d�sinvolture avec laquelle ces ressources sont pill�es et d�vast�es s�apparente � un viol des communaut�s autochtones, et les m�thodes utilis�es ne diff�rent en rien des pratiques coloniales d�sorganisant les syst�mes de production des soci�t�s colonis�es. Tel fut le cas du colonialisme belge au Congo, du colonialisme portugais en Angola, au Mozambique et en Guin�e-Bissau, du colonialisme britannique au Kenya, en Ouganda... Et que dire alors du Nig�ria actuel collaborant avec les compagnies p�troli�res en pays ogoni et parmi les populations du delta du Niger? C�est cette question qu�a pos�e notre coll�gue d�funt Ken Saro-Wiwa. C�est cette m�me question qui lui a co�t� la vie ainsi qu�� huit de ses compagnons. C�est cette pratique qui a conduit � la d�shumanisation du peuple ogoni, qui a ruin� ses terres, empoisonn� ses sources traditionnelles de nourriture, ses �tangs poissonneux et ses terres fertiles, pollu� son air par les fum�es permanentes des torch�res et finalement, devant ses protestations, a viol�, tu�, chass� ses populations dans la for�t o� elles survivent comme des b�tes sauvages.
La culture n�est pas une abstraction, elle est enracin�e dans l�existence mat�rielle et dans les moyens de la reproduire et de l�entretenir, de r�g�n�rer ses ressources quand elles s��puisent. Lorsque Ken Saro-Wiwa et ses amis se sont r�unis pour r�diger leur �D�claration des droits ogonis� et la diffuser sur toute la plan�te, ils lan�aient un cri au nom d�une culture minoritaire. Mais leur lutte �tait aussi celle de toutes les cultures minoritaires de la plan�te, que ce soient celles des peuples isol�s de Papouasie, en Nouvelle-Guin�e, ou celle des Am�rindiens dans leurs refuges de la for�t amazonienne.
Avant qu�il ne soit mis � sac, le territoire ogoni, rappelons-le, �tait une r�gion de riches alluvions, d��tangs poisson-neux et de terres agricoles fertiles o� la vie culturelle s�ex-primait en manifestations th��trales d�une grande vitalit�, en danses masqu�es raffin�es. Ses r�gates de pirogues somptueusement d�cor�es et ses joutes nautiques ont tou-jours apport� une des contributions les plus spectaculaires aux grandes f�tes nationales, lorsque du moins la nation avait encore le sentiment d�avoir quelque chose � c�l�brer. La destruction de ce territoire constitue un exemple fla-grant de l�arrogance de l�exploitation commerciale, offrant un cas concret de tentative d�annihilation culturelle dans ce qu�elle a de plus cynique.
Sous sa forme moderne, la famille culturelle � laquelle appartient le peuple ogoni a inspir� les �uvres drama-tiques et les po�mes d��crivains comme J.P. Clark dans des trag�dies comme Le chant du bouc et Le radeau et dans la saga �pique d�Ozidi. Les rythmes et les styles de la famille linguistique de cette r�gion du Nig�ria, le Delta, ont servi de base aux formes exp�rimentales des longs po�mes de Gabriel Okara, �crivain maintenant un peu oubli�, mais bien connu dans les ann�es soixante, plus particuli�rement pour son roman La voix. Okolo, le h�ros de ce roman de qu�te universelle, voix qui crie dans le d�sert des marais, appara�t maintenant comme une cr�ature proph�tique du destin cach� du d�fenseur de ces ressources culturelles, l��crivain assassin� Ken Saro-Wiwa. � la diff�rence du h�ros du roman d�Okara, Ken Saro-Wiwa n��tait pas un proscrit parmi son peuple, mais, bien au contraire, sa Voix. Et le peuple ogoni tout entier a �cout� cette voix. Il y a maintenant six ans, un rassemblement de plus de trois cent mille personnes o� se m�laient hommes, femmes, vieillards, jeunes et infirmes, s�est �branl� en une seule communaut� � l�appel de cette voix. Cette foule unie entre-prit une marche aux flambeaux pacifique pour protester contre le saccage et la pollution de leurs terres ancestrales. Ce fut une manifestation d�unit� et de volont� commu-nautaire sans pr�c�dent dans l�histoire de la nation, pui-sant dans sa m�moire culturelle pour en tirer et exploiter des strat�gies modernes de survie. La nation se mit � �cou-ter, � r�pondre aux exigences de justice qui s��levaient de cette r�gion maltrait�e de son territoire. Les Nations Unies aussi �cout�rent, reconnaissant la justice de cette cause. Ken Saro-Wiwa prit la parole ici m�me, � Gen�ve, et la conscience du monde lui a pr�t� attention. M�me les cliques endurcies du monde des affaires ont dress� l�oreille et pris bonne note. Le r�gime militaire occup� � saigner la nation fut, lui aussi, forc� d��couter, effray� et de plus en plus irrit�. Il fallait que cette voix soit finalement r�duite au silence. Ken Saro-Wiwa fut faussement accus� de conspiration de meurtre, jug� par un tribunal d�exception constitu� de magistrats sp�cialement choisis, et pendu avec huit de ses compagnons activistes avec une h�te cri-minelle jamais vue dans les annales de la soci�t� africaine contemporaine.
IV. L�identit� culturelle face au pouvoir
Les gouvernements ne vont pas tous aussi loin dans leur volont� d��touffer les r�alit�s culturelles des peuples, mais beaucoup r�alisent leur but avec des moyens tout aussi impitoyables. Pourquoi les r�gimes totalitaires d�cr�tent-ils l�uniformit� nationale � un niveau ou � un autre, plus particuli�rement en mati�re vestimentaire? Pensons � la Chine de Mao Ts�-Tung, surtout � l��poque de cette monstrueuse aberration que fut la r�volution culturelle. Pensons au Za�re de Mobutu lorsque, au sommet de sa m�galomanie, il imposa � ses fonctionnaires un uniforme qui en fai-sait les clones impuissants de sa propre image. Pensons � la R�publique du B�nin il y a quelques ann�es, quand elle se d�clara �tre une enclave marxiste, ou encore � l��thiopie sous le gouvernement du plus grand boucher de l�histoire, Mariam Mengistu. Au Nig�ria, du temps de Sanni Abacha, des tabous vestimentaires furent d�cr�t�s dans la capitale f�d�rale d�Abuja, si�ge du gouvernement, dans un effort visant secr�tement � introduire une supr�matie religieuse. N�oublions pas non plus l�exemple le plus actuel et le plus cruel, celui de l�Afghanistan o� l�identit� personnelle, celle de la femme en particulier, est �cras�e au nom du z�le religieux.
Quelle que soit la rh�torique ou l�id�ologie nationaliste, gauchiste ou droitiste, s�culi�re ou th�ocratique, derri�re toutes et chacune se cache le besoin de d�truire les identit�s communautaires et de cr�er une humanit� artificiellement uniformis�e. Mais quelle identit� unique se trouve ainsi d�truite, quelle identit� unique se trouve alors directement attaqu�e? C�est bien rarement celle du groupe majoritaire, ou plus pr�cis�ment du pouvoir dominant, d�une certaine classe, d�une aristocratie appuy�e par une force, celle de l�arm�e par exemple, qui s�empare du pouvoir et exprime alors sa sup�riorit� et sa domination, et tente de l�imposer. Cette majorit� s�emploie � fa�onner les diff�rences selon sa propre image et nie aux autres leur authenticit� enracin�e dans leurs valeurs, parce qu�elle constitue un bastion de r�sistance. Ce refus de reconna�tre aux groupes minoritaires la r�alit� de leur existence facilite leur exploitation et leur destruction finale en tant que peuples capables de survivre. Ces peuples sont alors, dans le meilleur des cas, marginalis�s, r�duits � l��tat de curiosit� exotique exhib�e lors des c�r�monies officielles pour servir d�ornement � la panoplie de la majorit� ou de l�aristocratie au pouvoir. Ces attaques ne r�ussissent cependant pas � d�truire les peuples d�finitivement et totalement, sauf pendant quelques ann�es, voire quelques d�cennies, mais jamais au-del� du premier �lan, de la phase initiale de la consolidation du pouvoir. Car la culture des peuples est dot�e d�une grande force de r�sistance; la culture est la racine pivotante qui plonge aux profondeurs pour nourrir les tiges et les feuilles de la cr�ativit� et des id�es sociales. On ne peut la d�raciner sans risquer de d�truire la structure m�me de la soci�t�. Pourtant, les forces n�gatives demeurent, poursuivant leur g�chis humain et leurs pillages mat�riels. Ce sont ces propensions du pouvoir qui, souvent, se manifestent tragiquement comme dans le cas des ogonis du Nig�ria, ou qui se trouvent absorb�es, cach�es, dissimul�es derri�re les exterminations massives comme au Cambodge. C�est contre ces anomalies des relations internes des groupes humains que les organisations b�n�voles doivent s�efforcer de lutter. Je crois personnellement que dans un proche avenir la vraie d�mocratie, la pr�tention � la vraie civilisation sera appr�ci�e � l�aune de l��vidence du d�veloppement culturel et de la vitalit� pluraliste accord�e, comme il se doit, � toute soci�t�.
V. Les cultures, demain
En plus des r�serves mat�rielles, qu�elles soient mini�res, foresti�res, touristiques, pharmacologiques, technolo-giques, etc., encore pr�sentes en abondance au sein de ces communaut�s premi�res, il s�y trouve un tr�sor de pr�-ceptes �thiques capables d�illuminer la soci�t� moderne et de la sauver de l�ab�me de perdition qui la menace. En retour, ces communaut�s anciennes doivent �voluer et s�adapter; elles risqueraient sinon de n��tre bient�t plus consid�r�es que comme pures curiosit�s anthropolo-giques.
L�approche du troisi�me mill�naire provoque l�apparition de conceptions radicalement nouvelles de mod�les d�exis-tence, non seulement au niveau des individus mais aussi des communaut�s. Nous sommes depuis peu envahis par ces conceptions diverses relatives au village plan�taire, comme on l�appelle. Il s�agit l� sans doute d�une expres-sion acceptable, voire louable, mais peut-�tre n�est-elle qu�une notion n�buleuse que nous entretenons face � l�avenir. Une chose, cependant, demeure incontestable: m�me le village plan�taire doit se fonder sur l�int�gration convenable de tous et de chacun des villages de base qui le constituent. Les nations, o� de tels �villages� existent d�j� doivent servir d�exemples. En int�grant leurs propres com-munaut�s n�glig�es � leur grande famille, en sauvegar-dant leurs valeurs ancestrales tout en les adaptant aux r�a-lit�s actuelles, elles peuvent proposer au monde des mod�les culturels convaincants capables de servir d�id�al au futur village plan�taire.
ECHANGES DE WOLE SOYINKA AVEC L'AUDITOIRE
Aud.- Je comprends votre attaque contre les r�gimes totalitaires et leur strat�gie de laminage des diff�rences, y compris par l�imposition de l�uniforme vestimentaire. Mais il existe un autre extr�me, celui du vieux syst�me de l�Apartheid o� les cultures �taient maintenues artificiellement dans une forme tr�s traditionnelle et isol�es les unes des autres dans leur multiplicit�. Il me semble que cela repr�sente un danger qui nous interpelle tout autant.
W. S.- Je suis absolument d�accord. Il existe de fausses approches de la pr�servation des cultures, approches purement opportunistes dans le cas de l�Apartheid. De toute �vidence, l�Apartheid proc�dait d�une double intention: d�une part, cr�er des r�serves exotiques pour les touristes � partir des diff�rentes cultures, mais aussi, dans un esprit politique opportuniste, pouvoir dire, d�autre part: �Regardez, nous avons laiss� ces peuples s�organiser par eux-m�mes. Comment pouvez-vous dire que nous les opprimons? Nous veillons � ce qu�ils �voluent selon leur rythme propre, plus lent, certes, que le n�tre, diff�rent. C�est qu�ils n�ont pas du tout la m�me capacit� � absorber de nouvelles exp�riences. Nous leur faisons donc une faveur en les maintenant dans leur situation d�origine�. Mais �videmment, leur situation n��tait pas du tout celle des origines: de nouvelles cultures se d�veloppaient en Afrique du Sud. Les bantoustans �taient en fait des r�serves de travailleurs qui se rendaient dans les centres urbains de Johannesburg, de Cape Town, etc., o� s��laboraient de nouvelles cultures qui se trouvaient en relation avec la culture traditionnelle. Ce qui, d�ailleurs, soutient la th�se que je d�fends depuis toujours, � savoir que la culture n�est pas une r�alit� statique. En fait, c�est la nature dynamique de la culture qui lui donne sa valeur la plus fondamentale. Nous devons veiller � ce que la pr�servation de la culture ne devienne pas un pr�texte � la cr�ation de r�serves exotiques.
Aud.- Peut-on penser que cette campagne de r�sistance non-violence des Ogonis peut servir d�exemple � d�autres communaut�s de peuples autochtones � travers le monde? Est-ce qu�elle pourrait constituer le point de d�part d�une soci�t� civile dans les d�mocraties actuelles qui, souvent, n�appliquent pas vraiment le texte de leur constitution?
W. S.- Ce qui est remarquable chez les Ogonis, c�est que pour r�sister � la r�pression du gouvernement central ils ont puis� dans leur propre culture, dans leurs propres pratiques de protestation, d�affirmation, d�auto-affirmation. Il s�agit assur�ment d�un mod�le plein de promesses pour les peuples opprim�s du monde. Le succ�s de cette lutte, de cette protestation, de ce d�fi, est devenu une �vidence lorsque ce gouvernement s�est aper�u que ce mod�le risquait de faire tache d�huile et d��tre adopt� par d�autres secteurs de la nation. D�ailleurs, si je puis me permettre de citer un autre exemple situ� dans les d�buts de cette lutte pour la d�mocratie au Nig�ria, des pratiques culturelles similaires ont �t� utilis�es pour d�fier et m�me anath�matiser le r�gime oppresseur. Lorsque Babangida, l�ancien dictateur - le pr�d�cesseur de Sanni Abacha -, a donn� � entendre qu�il projetait de rester au pouvoir, les gens de ma propre ville ont eu recours � un vieux rituel d�excommunication, qui a �videmment mobilis� et r�uni l�en-semble de la communaut� contre l�oppression et contre son auteur. L�exemple des Ogonis a �t� particuli�rement impressionnant parce qu�il a �t� l�occasion d�une manifestation massive de ce peuple dans son ensemble. Les Nations Unies ont elles-m�mes �t� impressionn�es par l�ampleur du ph�nom�ne. Il s�agit certainement d�un exemple tr�s positif de ce que l�on peut faire pour lutter contre l�oppression. On voit cependant que ce genre de m�thodes n�aboutissent pas toujours. En fait, plus elle sont efficaces et plus elles donnent des signes de r�ussite, plus elles apparaissent comme dangereuses aux yeux des r�gimes dictatoriaux. Alors, au lieu de dialoguer avec les manifestants, ces r�gimes entreprennent de les �liminer impitoyablement. C�est ce qui s�est pass� avec le peuple ogoni.
Et votre question dans tout cela? Que r�pondre? Les moyens pacifiques sont-ils des moyens vraiment fiables, potentiellement efficaces, capables de rendre � un peuple son identit�, son ind�pendance, ses droits dans la soci�t�? Je crois bien qu�il faille envisager ce genre de probl�me au cas par cas. Je ne suis pas moi-m�me un personnage tr�s pacifique. Mon prix Nobel n�est pas un prix Nobel pour la paix, et je ne tiens pas � r�pondre trop directement � votre question.
Aud.- J�ai eu l�honneur de co-pr�sider le premier Festival mondial des Arts N�gres � Lagos. � ria devait prendre davantage conscience de son potentiel �conomique et del��poque, le Pr�sident Senghor avait estim� que le Nig� ses capacit�s culturelles. Ainsi fut organis� ce grand rendez-vous historique afin de permettre ainsi � l�Afrique de partager avec toutes les autres communaut�s du monde les apports de la culture et de la civilisation du monde Noir. Pour cette occasion, le Nig�ria construisit le plus grand th��tre d�Afrique avec cinq milles places. Et, apr�s cet �v�nement, le Nig�ria n�a plus fait signe, Or, n�est-il pas temps maintenant de reprendre cette id�e? Quel est en tout cas votre avis en regard de la n�cessit� plus que jamais de refonder cette renaissance africaine sur les valeurs fondamentales de la culture?
W. S.- Permettez-moi d�abord de rappeler que le tout premier Festival des Arts N�gres fut inaugur� par le Pr�sident Senghor, � Dakar. Et je tiens � souligner, en ma qualit� de Nig�rian, que ce festival a �t�, qualitativement parlant, infiniment plus enrichissant que les r�jouissances monstrueuses, pr�tentieuses et gaspilleuses que le Nig�ria a organis�es plusieurs ann�es plus tard � un co�t exorbitant. Lorsque je consid�re qu�� peu de frais le S�n�gal a pu cr�er et organiser la toute premi�re rencontre des cultures noires du monde, de l�Am�rique, de la Papouasie Nouvelle-Guin�e, de l�Inde, des Antilles, de la Diaspora..., lorsque je compare cela � ce qui s�est pass� � Lagos, je fr�mis encore de cet affront � la culture au nom de la munificence. Je crois vraiment que ce qui est petit est plus beau, que ce qui est petit est beau. Dites-moi, ce th��tre dont vous venez de parler, est-ce que vous plaisantez? Certes, il offre beaucoup d�espace et de possibilit�s, mais c�est vraiment une construction anticulturelle. Il ne s�int�gre pas du tout dans le paysage urbain de Lagos. Il ne refl�te pas sa culture, ni d�ailleurs celle d�aucune r�gion du Nig�ria ou m�me d�Afrique. Ce qui n�a rien d��tonnant: le ministre de l�Information et de la Culture de l��poque �tait assez port� sur l�argent, et on lui avait dit que l�argent n��tait pas un probl�me (vous vous souviendrez qu�on �tait au d�but du boom p�trolier et que nos dirigeants avaient plus d�argent que de bon sens). Je crois que notre ministre s�est rendu en Bulgarie o� il a dit en voyant le Palais des Sports: �Sa forme me pla�t, j�aime son style; mais je le trouve trop petit. Construisez-m�en un deux fois et demi plus grand � Lagos�. Voil� ce que �a a donn�: un b�timent bulgare � grande �chelle, pour montrer que nous avions l�argent du p�trole. Par ailleurs, vous serez, j�en suis s�r, heureux d�apprendre qu�il a �t� construit sur un terrain mar�cageux et qu�il s�enfonce de quelques centim�tres par an. J�esp�re que lorsque je retournerai au Nig�ria, il aura compl�tement disparu, pour que nous puissions b�tir quelque chose qui exprime les valeurs de la soci�t� nig�riane.
Une des choses les plus pr�cieuses qui soient sorties du Festival de Lagos (je dois tout de m�me de temps en temps porter des jugements positifs sur mon pays), ce fut l�expo-sition qui pr�sentait l�h�ritage architectural du continent africain. J�esp�re que cette exposition est toujours visible, car nous avons la f�cheuse tendance, parfois, de jeter ce qui est pr�cieux. Pour moi, cette exposition �tait tout � fait dans l�esprit de ce qu�aurait d� �tre le festival dans son ensemble.
S�agissant de la renaissance africaine, je pense que l�heure est venue d�essayer de donner un peu de substance � ces mots � la mode qui viennent de refaire surface en Afrique du Sud. � Durban, r�cemment, lorsqu�on m�a demand� ce que je pensais de cette red�couverte de la Renaissance, je me suis senti oblig� de faire remarquer qu�il y avait aussi une renaissance au S�n�gal, une tentative de renaissance politique � Kumasi, au Ghana, et que pour moi la renaissance est une constante de toute soci�t� en voie d��volution et soucieuse de ne pas stagner. Mais il est temps de prendre ces gens-l� au mot. Je suis d�accord avec vous, et, si vous voulez bien m�accompagner, nous allons aller trouver Nelson Mandela tous les deux et exiger que la nouvelle grande rencontre culturelle se d�roule en cet endroit qui �pouse la cause de la Renaissance africaine. Si nous �chouons, vous nous aiderez � nous d�barrasser du gouvernement militaire et je vous promets que cette prochaine rencontre se d�roulera au Nig�ria et qu�elle sera bien meilleure que celle de 1977.
Aud.- Vous avez parl� de la n�cessit� de la vari�t� des cul-tures, et je suis tout � fait d�accord avec vous. Mais il ne faut pas que la reconnaissance de cette vari�t� serve de pr�texte � la stigmatisation ethnique. Dans nos �coles, par exemple, les �l�ves doivent dire � quelle nationalit� ils appartiennent. Et parfois, disent les parents, cela donne lieu � des plaisanteries m�chantes de la part de leurs cama-rades. Cela se traduit aussi quelquefois par un traitement diff�rent de la part des professeurs. Il serait pr�f�rable qu�� l��cole, on n�ait pas � d�clarer sa nationalit�, ceci pour assurer � tous un traitement identique. N�est-ce pas?
W. S.- La culture peut devenir un instrument entre les mains de gens dont le programme n�a rien � voir avec la culture. Et cela n�ennoblit pas l�humanit�. Laissez-moi donner un exemple tir� de ma propre soci�t�. Je parle de faits r�els, mais je ne veux pas g�n�raliser. Nous avons eu un ministre de l��ducation, un musulman en l�occurrence. Un jour, il a introduit ce que j�ai appel� un �duoforme�, le double uniforme. Ce ministre voulait absolument que, dans les �coles, les �l�ves musulmans s�habillent diff�remment des autres. Naturellement, nous nous y sommes oppos�s. Je crois tr�s profond�ment que pendant l�enfance, au cours du processus de d�veloppement intellectuel et psychologique, la distinction identitaire doit �tre r�duite au minimum. Il s�agit d�une p�riode de la vie pendant laquelle les enfants doivent pouvoir reconna�tre tout �tre humain comme un �gal et un semblable, et percevoir les diff�rences comme de simples manifestations des personnalit�s individuelles plut�t que des identit�s nationales. C�est, je pense, le seul moment de la vie o� l�on peut donner � l�enfant une formation qui lui permettra d�accepter le reste de l�humanit� comme une unit� faite d�individus semblables. Bien s�r, je crois que les enfants doivent pouvoir pratiquer leurs diverses religions. Mais toute structure visible qui permet � un enfant de voir les autres comme diff�rents, et non comme membre � part enti�re de l�humanit� dans son ensemble, toute structure de ce genre doit �tre rigoureusement bannie. J�ai une position assez absolue dans ce domaine. C�est la p�riode o� se forment les futurs citoyens de la nation. C�est la p�riode o� ils doivent s�accepter r�ciproquement sur une base d��galit� totale. Cela doit faire partie de leur d�veloppement et des objectifs �ducatifs de l��cole.
Aud.- J�appartiens � une minorit� culturelle d�un pays membre de l�Union Europ�enne. Or, cette minorit� ressent la domination des pays du Nord. Cela illustre la difficult� de vivre dans sa propre culture minoritaire, m�me en Europe.
W. S.- De toute �vidence, les probl�mes �voqu�s au sujet de ce qu�on appelle les pays du Tiers-Monde concernent aussi les nations europ�ennes. Nous en avons la preuve � la suite de la d�sint�gration de l�Empire sovi�tique o� les minorit�s ont montr� que leurs diff�rentes cultures n��taient pas mortes, que des d�cennies d�uniformisation -un si�cle presque - n�avaient �t� qu�un mensonge. Elles ont pris conscience, en fait, de leur statut d�inf�riorit� vis-�-vis des Russes. Nous pouvons observer le m�me ph�nom�ne actuellement dans des pays comme l�Albanie, la Yougoslavie, etc. Et m�me dans des pays apparemment unifi�s comme la France, les �indig�nes� s�agitent. Il n�y a pas si longtemps, on y a vu appara�tre des mouvements s�paratistes, non seulement politiques mais linguistiques.
En Grande-Bretagne, le Pays de Galles continue de lutter contre la culture anglaise. Et les Irlandais aussi, inutile d�insister. La marginalisation des cultures existe donc �galement � l�int�rieur de l�Europe. Mais elle est beaucoup plus forte et plus dangereuse dans les pays qui ont eu en plus � subir la r�pression et la marginalisation ext�rieure du colonialisme. Le sentiment que certaines nations s�estiment sup�rieures aux autres est une r�alit� ind�niable, m�me en Europe. Le nazisme, l�holocauste... en a �t� la manifestation la plus exacerb�e. Je crois donc que vous avez raison de nous rappeler que la marginalisation des minorit�s culturelles n�est pas un probl�me circonscrit aux seuls pays d�Afrique et d�Asie.
Aud.- Nous pouvons constater que le progr�s technologique, notamment dans le domaine des m�dias, met en danger les identit�s culturelles. Comment nous pr�server dans cette situation?
W. S.- Comment combattre l�imp�rialisme technologique? Nous �prouvons tous ce probl�me. Je dirai que parfois, face � ce d�ferlement quasiment impossible � contenir qui envahit nos diff�rentes soci�t�s, j�ai du mal � ne pas sympathiser avec le retour des soci�t�s aux aspects les plus fondamentaux de leur culture par un r�flexe d�auto-d�fense. C�est l� un moyen extr�me de d�fendre sa culture, et l�on ne doit certes pas l�adopter. Mais il y a des moments o� je comprends, lorsque je vois les horreurs qui nous arrivent par les m�dias. Alors, comment r�agir? Vraiment, franchement, je ne sais pas. Je crois qu�on peut au moins encourager et renforcer les diff�rentes manifestations culturelles de sa propre soci�t�. C�est s�rement mieux que de liquider ses artistes ou de les emprisonner, de les torturer, de les pousser � l�exil. L�une des r�ponses c�est, disons-le d�un mot, la d�mocratie: s�assurer que les diff�rents aspects de la culture du pays puissent effectivement se propager et fournir le moyen de r�sister efficacement � l�envahisseur, � la culture envahissante.
Permettez-moi de vous dire une histoire o� je n�apparais pas sous un tr�s beau jour et dont je ne suis pas particuli�rement fier. Mais il s�agit d�une mesure extr�me qu�il m�avait fallu prendre. Donc, lorsque j��tais � l�Universit� d�If�, j�avais cr�� un centre culturel o� j�avais impos� une r�gle d�exclusion: si quelqu�un faisait jouer un disque qui ne respectait pas cette r�gle, je le cassais tout simplement en disant: �Vous voulez entendre ce genre de musique, allez ailleurs. Ici, nous voulons d�abord r�pandre et prot�ger la musique mal connue de notre soci�t�, qu�elle soit igbo ou haoussa, tiv, yorouba, etc.�. J�avais cr�� cet espace, imparfait, certes. Je ne me donnerais pas dix sur dix, mais disons sept sur dix. C��tait une fa�on de r�agir contre la cacophonie permanente des rues partout, les baladeurs, les radiocassettes. Je crois qu�il faut des espaces prot�g�s pour ce genre de musique. Ce que j�ai fait n��tait pas l�id�al, mais c��tait une fa�on de r�agir.
Aud.- Il me semble que la violence, m�me apr�s des si�cles et des si�cles de civilisation, fait toujours partie de la nature humaine. Par exemple, des millions de femmes sont maltrait�es, physiquement et psychologiquement viol�es partout dans le monde, y compris en Am�rique. Sans penser pouvoir �radiquer cette violence du jour au lendemain, comment, au moins, la r�guler, la ma�triser?
W. S.- Je crois qu�en g�n�ral les femmes ont besoin d��tre beaucoup plus prot�g�es, et c�est l� qu�appara�t clairement le p�ch� du relativisme culturel.
On entend parfois dire, m�me dans les forums internationaux, que le relativisme culturel doit prendre le pas sur les droits de l�homme. Je crois que ceux-ci sont un absolu et qu�il n�y a qu�une humanit�. On trouve cependant, � l�int�rieur des cultures qui pr�tendent avoir un droit particu-lier � violer les droits de l�homme, des forces de d�saccord et de r�sistance. En voici un exemple assez r�cent.
Dans un village du Ghana, une chercheuse infatigable a d�couvert un village dans le nord de ce pays o� fonctionnait encore un syst�me brutal, v�ritablement barbare, par lequel de jeunes villageoises appartenant � certaines familles �taient donn�es � un pr�tre f�tichiste suivant une coutume imm�moriale. Il ne s�agissait pas seulement de jeunes filles pub�res, mais aussi de fillettes. Elles �taient pratiquement les esclaves de ce pr�tre. Ce dernier pouvait les violer, les utiliser comme domestiques, les faire travailler dans les champs. Si l�une d�elles se sauvait, sa famille �tait tenue de la remplacer. Et lorsque cette chercheuse dit au pr�tre: �Vous ne voyez pas que c�est une coutume barbare? Vous ne voyez pas que vous portez atteinte aux droits de ces femmes, que vous brutalisez ces fillettes?�, le pr�tre lui a r�pondu: �Non, c�est la tradition. Et vous, qui �tes-vous pour venir ici remettre en question notre tradition?�. Or, il se trouve qu�� l�int�rieur de cette m�me soci�t�, cette pratique a provoqu� de r�sistances ; d�anciens rituels ont �t� r�introduits afin de purifier ces jeunes filles qui �taient victimes de craintes superstitieuses et qui acceptaient le syst�me simplement parce qu�elle redoutaient les pouvoirs surnaturels des pr�tres. Dans cette m�me soci�t�, dans cette m�me culture, d�anciens rites ont �t� ressuscit�s pour redonner � ces femmes confiance en elles-m�mes, pour leur rendre leur dignit� humaine et m�me pour les r�habiliter lorsqu�on avait abus� d�elles.
Tout cela pour dire qu�� l�int�rieur d�une culture, on peut trouver des forces de progr�s comme des forces de r�action. Des forces culturelles qui r�duisent l�humanit� en esclavage et des forces culturelles qui am�liorent la qualit� de la vie dans les diff�rents secteurs de la soci�t�. Pour r�sumer et simplifier, je dirais qu�il y a en fait deux formes de culture: la culture du pouvoir et celle de la libert�. C�est � nous de juger, de d�terminer quelle culture nous croyons capable de servir l�humanit� dans son ensemble plut�t qu�une poign�e d�aristocrates ou quelques pr�tres salaces qui se disent au service de je ne sais quelle divinit�.
Aud.- S�agissant des forces antagoniques pr�sentes dans chaque culture, on peut se demander comment des soci�t�s qui embrigadent des enfants soldats sont en m�me temps capables d��radiquer ce qu�on peut qualifier d�une des plus grandes aberrations de ce si�cle.
W. S.- Le probl�me des enfants soldats est d�une telle ampleur que les Nations Unies ont d� cr�er une commis-sion sp�ciale � laquelle j�ai particip� pour �tudier les effets de la guerre sur les enfants et, plus particuli�rement, sur les enfants soldats. Je dois dire que tout ce qu�on a pu faire, �a a �t� de recommander des m�thodes de r�adaptation. Les organisations qui s�occupent de la r�adaptation de ces jeunes recourent parfois, comme au Lib�ria par exemple, � d�antiques rituels de purification pour, disons, �laver� le mal qui s�est log� dans l�esprit, dans le cerveau de ces enfants et qui les a totalement d�shumanis�s. Ces organisations recourent � de vieux rites et, dans certains cas, �a marche. Cela a �t� prouv� scientifiquement. Les m�decins traditionnels ont travaill� en collaboration avec des psychologues qui ont reconnu la valeur de leur traitement pour redresser, gu�rir l�esprit perverti d�un grand nombre de ces enfants.
C�est un fait, le mal inflig� � la soci�t� a �t� consid�rable. Dans certains cas, dans certaines communaut�s, des g�n�rations enti�res ont �t� corrompues. Lorsque ces jeunes rentrent dans leur famille, ils n�ont plus aucun respect, aucun sens des valeurs humaines, traditionnelles ou modernes. Ils ne comprennent plus que le langage des armes, le pouvoir que leur ont donn� les armes. Ils ont pris part aux tortures, aux atrocit�s les plus incroyables contre l�humanit�. Prenons les cas du Rwanda: on a associ� des enfants au g�nocide des Hutus, et certains ont particip� avec joie aux attaques et aux tortures, m�me sur d�autres enfants. Qui a pris le parti de l�humanit�? Qui a essay� de d�fendre les Tutsis en danger? Je dirais seulement que l�abrutissement et l�ensauvagement des jeunes g�n�rations se poursuit � l�heure o� nous parlons et que les gouvernements en sont souvent responsables. Les organisations, les agences gouvernementales, les associations missionnaires, les organismes humanitaires sont impuissants face � l��normit� de la t�che.
Je sais que je n�ai pas vraiment r�pondu � votre question. Tout ce que je peux faire, c�est reconna�tre la r�alit� du probl�me que vous avez soulev�. Comment apprendre les droits de l�homme � des enfants qui les violent eux-m�mes et qui ne connaissent pas d�autre moyen de r�agir face � la soci�t� adulte et � sa barbarie. Comment s�y prendre? C�est une grande t�che, et nous devons nous y attaquer en consid�rant chaque situation dans sa sp�cificit�. La situation du Rwanda est diff�rente de celle de l�Ouganda. La mutation d�gradante de la personnalit� humaine au Lib�ria est diff�rente de celle � laquelle on assiste en Ouganda, et ainsi de suite. Je ne peux que vous relancer le probl�me. Il trop vaste pour que l�on puisse le traiter ici en quelques minutes.
Aud.- Existe-t-il une d�finition scientifique du concept d�identit�, de culture? Ce concept est-il d�pendant d�une fronti�re, d�un territoire, d�une valeur? D�autre part, nous sommes en face d�une fi�vre identitaire quasi plan�taire qu�on peut associer � une r�action d�affirmation de soi face au ph�nom�ne de mondialisation des �changes, particuli�-rement au plan �conomique. Comment concilier ces deux aspects?
W. S.- On m�a pr�sent� tout � l�heure comme un �natif, un citoyen d�Abeokuta�. On a ensuite ajout� que j��tais �citoyen du monde�. Je crois qu�en utilisant cette expression, on a bien montr� ce qui constitue l�identit� de tout individu sur notre plan�te. En d�autres termes, nous avons une identit� de base et nous avons une ou des identit�s que nous partageons avec le reste de l�humanit�. Tout en poss�dant plusieurs types d�identit�s, il y en a toujours une qui nous est donn�e par l�environnement, les g�nes, les penchants, tendances, inclinations. C�est ce que nous appelons la culture primaire. Je crois que je partage cette culture avec les Ghan�ens. Je me sens plus proche de certains Ghan�ens que de certains Nig�rians. Cela est d� au fait que les fronti�res g�ographiques de l�Afrique ne sont pas naturelles, qu�elles ont �t� fix�es artificiellement par des gens dont mes grands-parents, arri�re-grands-parents et autres anc�tres n�avaient jamais entendu parler. Ces gens-l� sont venus nous imposer des identit�s g�ographiques que nous ne cessons de rejeter, chaque fois que nous en avons l�occasion.
Lorsque je suis all� �tudier la litt�rature en Angleterre, j�ai d�couvert par hasard un volume de pi�ces de th��tre intitul� Japanese N� Plays. Ce titre m�a �tonn�, je me suis dit: qu�est-ce que cela veut dire? N�y- a-t-il pas de pi�ces de th��tre au Japon? (en anglais, No signifie pas). Ce fut ma premi�re rencontre avec le th��tre N�. J�ai ouvert ce premier volume et je n�ai quitt� la biblioth�que qu�apr�s avoir lu la totalit� du th��tre japonais qui s�y trouvait. Il y avait eu une sorte de coup de foudre. J�avais rencontr� dans l�identit� de cette culture dramatique quelque chose que je ressentais comme une affinit� avec la culture yorouba. J�avais l�impression de retrouver sous une forme �crite le th��tre yorouba traditionnel. La culture yorouba a d�ailleurs d�autres affinit�s, avec la culture de la Gr�ce antique, par exemple. On a pu rapprocher le panth�on grec et le panth�on yorouba. Dans un livre intitul� Black Athena (Ath�nes noire) l�auteur souligne les liens entre la culture africaine et les cultures m�diterran�ennes de l�Antiquit�, la culture grecque en particulier. Nous faisons de temps en temps, je pense cette exp�rience de d�couvrir que les identit�s sont des cercles, parfois concentriques, parfois entrelac�s ou tangents, mais dont nous gardons jalousement le centre, parfois. L�identit� est donc une chose extr�mement difficile � d�finir. Nous sommes capables de la reconna�tre et nous savons quand elle est attaqu�e et quand d�autres la partagent. Nous en connaissons aussi les �l�ments que nous n�aimons pas voir les autres partager parce que nous sommes jaloux de notre identit�.
La mondialisation est parfois un mot obsc�ne, qui renvoie � l�id�e de domination. Que signifie alors la libert�? Et quelle libert�? Quand la libert� des uns en vient-elle � empi�ter sur celle des autres et l�usurper? Quelles sont les structures d�arbitrage lorsque certaines libert�s en arrivent presque, dans les faits, � parasiter la libert� des autres? Dans quelle mesure le capitalisme n�accentue-t-il pas la libert� d�exploiter les autres? Le socialisme �tait-il le rem�de ad�quat � l�individualisme d�cha�n� qui trouve � s�exprimer dans le capitalisme? L�un repr�sente-t-il la libert� et l�autre la r�pression? Nous savons que l�id�al et la th�orie sont tr�s diff�rents de la pratique. En un sens, l�humanis-me du socialisme a �t� trahi par des caract�res qu�il partageait avec le monde capitaliste: la volont� de dominer d�une mani�re ou d�une autre, la volont� de s�assurer le contr�le �conomique, le plaisir d�exercer une influence politique, celui des soci�t� totalitaires qui se dissimulent sous le masque d�une vision id�ale et utopique du monde socialiste. Le d�bat se poursuit et se poursuivra longtemps. Tout ce que je sais, c�est que la mondialisation prend parfois des formes concr�tes utiles � tous en ce qu�elles permettent d�arbitrer les libert�s excessives et parasites qui s�exercent aux d�pens des autres. Je prendrais pour exemple la tentative de cr�er une cour internationale de justice pour essayer de juger les crimes contre l�humanit�, pour faire en sorte que les crimes commis o� que ce soit dans le monde, et que l�on peut classer parmi les crimes contre l�humanit�, puissent �tre jug�s et ch�ti�s par des organismes reconnus par la communaut� internationale: Si vous commettez un crime au Rwanda et que vous vous sauvez sur la Riviera pour vivre la belle vie et d�penser ce que vous avez acquis malhonn�tement en... r�cup�rant les dents en or de vos victimes..., un jour vient o� quelqu�un vous tape sur l��paule et vous cite � compara�tre devant un tribunal international. Pour moi, ce genre de mondialisation n�empi�te pas sur la libert�, ni sur l�identit�. Il les renforce au contraire. Il permet que t�t ou tard on doive rendre compte de tout acte qui porte atteinte � l�humanit� d�un autre �tre humain. Il y a donc dans la mondialisation certains aspects que nous n�avons pas lieu de redouter. Elle fait de nous tous des �gaux � certains �gards et, en m�me temps, je crois qu�elle prot�ge certains aspects tr�s pr�cieux de notre int�riorit� qui ne cessent d��tre contest�s par l�avidit� de ceux qui recherchent le pouvoir et la domination.
* On m�a appris r�cemment l�existence d�un autre documentaire consacr� � d�autres peuples de la r�gion qui se livreraient, semble-t-il, � des actes de sau-vagerie et de sadisme, y compris la mutilation de femmes et d�enfants. Je n�ai pas encore eu l�occasion de voir ce film. Il ne faut cependant pas confondre ce dernier avec "Dead Birds", le documentaire auquel je fais pr�sentement allu-sion, tourn� par Robert Gardiner et montr� � la t�l�vision am�ricaine.
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� CIFEDHOP 2008