Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix
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par Jean H�naire
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L'adh�sion � des valeurs communes ne peut �tre envisag�e uniquement sous l'angle de la recherche de mod�les englobants. Une autre dimension de la question doit �tre abord�e, soit celle de la secondarisation de la personne en tant que sujet. Il est rare d'entendre celui-ci s'exprimer en son nom propre. Ses mouvements, comme l'�crit Ronald D. Laing, "�sont devenus des st�r�otypes, permettant � un anthropologue de reconna�tre, � travers son rythme et ses attitudes, ses caract�ristiques nationales, voire r�gionales�".
La place accessoire du sujet refl�te certainement un paradoxe, du moins dans le monde occidental o� le culte de l'individu a pris les proportions que l'on sait. La D�claration universelle des droits de l'homme est pourtant fond�e sur les droits de la personne. Le contenu de la plupart des 30 articles qui la composent sont d'ailleurs introduits par des expressions telles: tout individu, toute personne, chacun, etc. Mais lors des d�bats auxquels cette d�claration donne lieu, ce ne sont plus les identit�s particuli�res des personnes qui sont � l'avant-sc�ne, mais des individus effac�s, s'exprimant � la premi�re personnes du pluriel (nous), sans toujours convaincre que ce "�Nous�" �quivaille effectivement au consentement suppos�ment transcend� d'un nombre ind�termin� de "�Je�". Le risque est alors pr�sent de voir l'identit� du sujet, brusquement d�pronominalis�, se diluer dans l'identit� collective cens�e le repr�senter. Vu dans cet esprit, la lutte � la pens�e unique est aussi celle du sujet contre son ali�nation.
L'int�riorisation des valeurs universelles et la capacit� de pouvoir les partager doivent donc s'analyser dans deux registres porteurs de contradictions. Le premier, dans le cadre des revendications collectives aux valeurs oppos�es et le second dans celui des tensions entre le sujet et le projet collectif dont il peut �tre le v�ritable prolongement ou le simple alibi. Cette question nous est souvent pr�sent�e comme devant relever d'une r�flexion sur le caract�re d�mocratique de l'Etat. Ce raisonnement est apor�tique si l'on consid�re que ce n'est presque jamais l'Etat qui est remis en cause mais uniquement la mani�re dont il est dirig�. Il n'y a pas d'Etat salvateur ni r�dempteur, il n'y a que des hommes qui doivent apprendre � d�cider d'eux-m�mes de la direction qu'ils consentent � se donner en commun.
La th�se n�o-lib�rale appelant au "�mieux d'Etat�" par "�le moins d'Etat�" ne fait que d�placer le probl�me au profit de la logique du march�, sacr�e nouveau Prince. Les in�galit�s que celle-ci s�me sur son passage devraient convaincre le sujet que la qu�te de son autonomie est ailleurs. Celle-ci ne peut �tre la r�sultante d'une identit� forg�e sur la base d'une recherche de conformit� � un mod�le unique de penser.
L'identit� du sujet se construit en lui-m�me, et aussi avec et en les autres. C'est, par extension, le commencement de l'esprit civique dans le quotidien de l'�tre et de l'agir. Un chemin, en quelque sorte, qui permet la recherche de valeurs communes � partir d'ancrages diff�rents, r�els, in situ. L� o� l'effort journalier de tol�rance et de recherche de la v�rit� peut prendre le pas sur le nivellement de la pens�e par le haut. Il y a l� pour le moins une piste � explorer.
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La valeur dominante de l'�cole
L'�cole ne reproduit pas que des mod�les dominants. Elle exclut aussi. Ainsi, avant m�me d'avoir quitt� l'�tablissement scolaire, des �l�ves abandonnent tout espoir de voir en elle un passage oblig� vers la r�ussite. La r�forme de l'�cole bas�e sur sa capacit� de s'int�grer dans une nouvelle logique, de s'adapter aux imp�ratifs de l'id�ologie de la concurrence n'est pas �trang�re � cette r�alit�.
La valeur des syst�mes �ducatifs nationaux tend � s'appr�cier en termes de rapports co�ts-b�n�fices. Inscrits dans une logique productiviste, la performance des �l�ves est un pr�dicteur de leur plus ou moins grande rentabilit� potentielle sur le march� du travail. Les mod�les micro-�conomiques de l'�ducation, notamment ceux de la demande et du capital humain sont devenus pratiquement incontournables pour les �valuateurs des syst�mes �ducatifs. Du coup, les jeunes se voient inscrits dans une dynamique marchande qui se nourrit de m�ritocratie pour les gagnants et de voies de rel�gation pour les exclus. L'exclusion se pr�sente d�s lors comme une forme d'�chec et non pas comme une marque d'injustice.
Il suffit d'observer que l'�cole ne fabrique pas suffisamment de comp�tences pour que l'homme politique s'interroge sur la part du Produit int�rieur brut (PIB) qui est consacr� � l'�ducation. Les chiffres align�s dans des rapports d'analyse et de synth�se de l�Organisation de coop�ration et de d�veloppement �conomiques �OCDE� ou de la Banque mondiale exercent un poids consid�rable aupr�s de ceux qui ont le pouvoir de r�former l'�cole. Cette attitude s'apparente � une instrumentalisation �conomique et gestionnaire de l'�ducation.
Pour faire contrepoids au productivisme ambiant qui s'empare du discours r�formiste en �ducation, il est urgent que l'enseignement des valeurs universelles soient mises � l'avant-plan d'une r�flexion continue sur le r�le de l'�cole. Les orientations �ducatives, les contenus d'enseignement, le choix des mat�riels didactiques, les approches p�dagogiques et la r�partition du temps consacr� � chaque mati�re en d�pendent largement. En regard de ces questions, un des grands d�bats actuels se cristallise autour de la notion de mati�res essentielles. Il faut surtout entendre par l� une volont� de r�former les contenus d'enseignement � l'aune des imp�ratifs productifs des soci�t�s post-industrielles. Et les m�thodes p�dagogiques de l'avenir devraient �tre, logiquement, de plus en plus au service de l'efficience du syst�me, � telle enseigne, qu'� la limite, tout pourrait �tre r�cup�r� � son b�n�fice. Les besoins en cerveaux sp�cialis�s en sciences et en haute technologie notamment pourraient avoir comme effet d'entra�nement une diminution du temps accord� � des activit�s scolaires davantage centr�es sur le d�veloppement culturel. Or, c'est aussi par le biais de ces apprentissages que les �l�ves font l'exp�rience de la vie d�mocratique de groupe et s'initient � la valeur universelle de la cr�ativit� humaine. Les approches p�dagogiques pourraient subir les contrecoups de ce changement de cap.
En une fin de si�cle de rationalisation des ressources o� tend � s'imposer le discours du "�faire mieux avec moins�", o� des �tudes socio-�conomiques affirment que le nombre d'�l�ves par classe n'est pas un pr�dicteur significatif de succ�s scolaire, o� les m�thodes d'enseignement doivent viser la performance, que restera-t-il de l'enseignement individualis� et de la coop�ration en classe? Poser la question, c'est s'interroger sur les grandes finalit�s de l'�ducation. Le premier � le faire devrait �tre le p�dagogue dont le r�le semble �tre de plus en plus trac� par la voix de l'expert. L'�ducateur est peut-�tre le relais le plus fiable pour assurer la continuit� historique des valeurs qui invitent les jeunes � progresser dans un esprit de d�couverte et de solidarit�. L'essentiel, �crivait Karl Jaspers, "�c'est ce que fait le ma�tre dans les quatre murs de sa classe, l� o� il est libre d'assumer sa propre responsabilit�. C'est l�, �ajoutait le philosophe�� que se passe cette v�ritable vie dont les bureaucrates planificateurs ont parfois si peur". Ces propos invitent l'enseignant � se r�approprier l'�cole et � d�fendre les valeurs qu'elle devrait promouvoir, dans une soci�t� libre et d�mocratique.
On a parfois le sentiment que les �tablissements scolaires sont devenus des laboratoires o� l'on pr�pare les enfants � s'inscrire dans un monde dont les contours auront d�j� �t� dessin�s par les planificateurs de l'avenir. L'imposante pharmacop�e p�dagogique qui sert de soutien aux apprentissages d�coup�s en une s�rie d'objectifs mesurables rappelle � ces enfants les comp�tences et les comportements que la soci�t� attend d'eux. Il y a un "je ne sais quoi" de paradoxal et de violent � vouloir former une personne critique et un citoyen �clair� � partir de l�. Parce que cela revient � dire que la voie � suivre est trac�e d'avance. La fonction politique d'une telle p�dagogie est de refouler dans l'inconscient les repr�sentations que se fait l'enseign� de la r�alit� au profit du d�veloppement par �tapes contr�l�es d'une r�ponse conforme � ce qui est attendu de lui. "�Une p�dagogie de l'escalier ��comme la d�finissait Freinet�� que seuls les individus suffisamment marqu�s de l'autorit� de l'�cole montent, sans mots dire, marche par marche�".
Ce qui est aussi bien connu, c'est le sentiment d'ambivalence r�sultant de la volont� d'�duquer aux valeurs d�mocratiques et, en parall�le, de l'obligation d'instruire dans un cadre o� la r�ussite des uns suppose l'�chec des autres. Il n'y a pas de solution � court terme � cette contradiction fondamentale de nos syst�mes scolaires. A fortiori si l'on continue d'affirmer que la solution ne peut venir que de la communaut� politique soutenue par la communaut� �conomique. Cercle vicieux s'il en est un puisque c'est la mainmise concert�e de ces deux communaut�s sur l'�cole qui est en tr�s grande partie � l'origine du probl�me.
Notre �poque est ainsi. Sur fond de crises de valeurs � l'�chelle mondiale, les moralistes en appellent � une qu�te du sens, les politiques ont fait de la rigueur leur ma�tre-mot et les officiants de la mondialisation n'en ont que pour la rentabilit�. Le paradigme de la comp�tition est devenu synonyme de porte ouverte sur le progr�s. Le vocabulaire affairiste s'est empar� de la p�dagogie comme si l'�cole �tait devenue une entreprise. La gestion efficiente de la classe et la mesure du rendement scolaire sont devenus des moteurs de performance du syst�me. Dans certains milieux, on semble avoir oubli� que l'�cole n'est pas un conseil d'administration, mais un lieu privil�gi� o� peut s'�panouir l'intelligence critique et le sens civique.
Il n'est pas facile de r�duire l'influence qu'exerce l'�conomisme sur les orientations de l'�cole. M�me si celui-ci n'a r�solu � ce jour aucun des graves probl�mes scolaires que sont la violence, l'abandon pr�matur� des �tudes et les vieux d�mons de l'intol�rance, il a, n�anmoins, pris la force du mythe. De nombreux exemples de ses cons�quences sociales partout dans le monde montrent que sa d�construction est n�cessaire pour le maintien et le d�veloppement de la vie d�mocratique et, en particulier, du droit � l'�ducation. Il faut voir cette entreprise comme un acte libre de dissidence et de r�sistance contre la r�ification de l'�tre et de l'agir. C'est �galement une r�habilitation de l'utopie que Gadamer d�finit comme "�une critique du pr�sent et une forme d'attirance qui nous fait signe de loin�".
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R�f�rences
La citation en �pigraphe est tir�e du livre de Jean Houssaye intitul�: Autorit� ou �ducation? Paris, ESF, 1996.
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� CIFEDHOP 2007