Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix
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Th�matique n� 4
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Conflits de valeurs
par Jean H�naire
Dans cet article, l'auteur examine quelques aspects du d�bat sur l'universalit� des valeurs. Le premier de ces aspects met en �vidence quelques contradictions du discours politique et de l'�conomie de march� face � ces valeurs. Le deuxi�me aspect situe la r�flexion sur l'universalit� des valeurs dans la perspective de revendications identitaires divergentes. Le dernier aspect a trait aux choix de valeurs de l'�cole sur laquelle plane l'ombre de l'�conomisme et de la pens�e unique. |
� "�J'essaie de diminuer mon absolutisme, mais je n'arrive qu'� l'instituer plus clair ". Albert�Thierry
Le pouvoir contre l'universel�
La volont� de construire, d'�difier des valeurs universelles n'a pas fait d�faut dans l'histoire. C'est une qu�te permanente en constante r�invention. C'est aussi une ambition qui se heurte au scepticisme des uns et � l'opposition des autres. La notion de valeurs universelles est tant�t per�ue comme abstraite, tant�t comme l'expression d'une pens�e utopique qui a peu de chances de se r�aliser ou d'un id�alisme propre � ne satisfaire que l'esprit de certains philosophes.
Sujets � controverse, ces valeurs sont l'objet d'une lutte d'int�r�ts et de pouvoir. Ce n'est pas toujours l'id�e d'universalit� en soi qui est mise en cause � proprement parler, mais la crainte qu'elle sugg�re dans son application concr�te. On peut �tre pour en th�orie et contre en pratique. Le r�el anticip� devient source d'appr�hension pour des gouvernants dans la mesure o� l'adh�sion aux valeurs universelles proclam�es par la D�claration universelle des droits de l'homme commande le respect et l'application des r�gles d�mocratiques dans l'exercice du pouvoir. Ce qui est loin, comme on le sait, d'�tre toujours le cas.
Au probl�me de l'autorit� pos� par la prise en compte des valeurs universelles s'ajoute celui du contexte culturel particulier d'o� �mane une pr�tention � l'universalit�. Parce que c'est bien de valeurs dont il s'agit et que la d�finition de celles-ci est subjective, il va de soi que la port�e universelle qui leur est attribu�e refl�te la vision singuli�re de ses auteurs. Du coup, c'est le vaste champ complexe des repr�sentations mentales et sociales de l'universalit� des valeurs qui se trouve en proc�s; en t�moignent, par exemple, tout au long de l'histoire, les d�bats religieux, philosophiques et politiques autour de cette question. Ils sont le reflet des conceptions combien multiples que l'homme peut se faire d'une m�me id�e sans que cette pluralit� finisse pour autant par aboutir � un consentement partag�.
Dans une large mesure, la br�ve existence de la Soci�t� des Nations (SDN) illustre bien cette diversit� de points de vue qui a conduit dans bien des cas � des situations d'impuissance. Les conflits d'int�r�ts des Etats membres ont asphyxi� la raison d'�tre de l'organisation internationale, th�oriquement consacr�e au progr�s de la paix universelle. Cette dynamique d'oppositions et de confrontations demeure remarquablement persistante sur la sc�ne internationale.
Bien davantage gestionnaire oblig�e de conflits que m�diatrice souhait�e pour le bien commun de l'humanit�, l'Organisation des Nations Unies est devenue un lieu de faire-valoir des Etats les plus puissants convertis en proph�tes d'un nouvel ordre mondial et pour qui les valeurs universelles semblent souvent se confondre avec la loi du plus fort. La concentration du pouvoir aux mains de quelques Etats, membres permanents du Conseil de s�curit�, en est un exemple �loquent. L'incapacit� de l'onu de se lib�rer de ce carcan faisait dire r�cemment � Maurice Bertrand, ancien membre du corps commun d'inspection de cette m�me organisation internationale, que celle-ci �tait aujourd'hui un obstacle intellectuel � toute recherche s�rieuse sur les institutions mondiales dont le monde a besoin.
D'autre part, les valeurs que l'Organisation cinquantenaire s'est donn�e pour mission de d�fendre et de promouvoir depuis sa cr�ation sont � l'occasion mises � mal au sein m�me de conf�rences internationales dont elle est l'instigatrice. L'opposition entre universalistes et particularistes dont la Conf�rence de Vienne sur l'universalit� des droits de l'homme a �t� marqu�e, en 1993, est un bon r�v�lateur de conflits d'int�r�ts et de luttes de pouvoir.
Ce spectacle d�cevant t�moigne de la difficult� r�elle, au plan des relations intergouvernementales, de construire une convergence de points de vue autour de la notion de valeurs universelles. Les enjeux consid�rables qui y sont li�s, en particulier aux plans social, �conomique et culturel continuent d'�tre �valu�s dans une perspective g�opolitique circonscrite dans le cadre des int�r�ts particuliers des Etats. A cet �gard, il est chose courante de voir les valeurs universelles �tre l'objet d'un v�ritable marchandage, voire d'une fraude intellectuelle. Comment expliquer autrement ces acrobaties verbales qui, de la bouche d'un repr�sentant d'un Etat ou d'un autre, soutiennent sans aucune g�ne que la modernisation et la sophistication constantes des armements sont essentielles non seulement � la protection du territoire, mais � la construction de la paix et de la s�curit� mondiales�?
La chute du mur de Berlin s'est accompagn�e d'un concert d'espoirs qui consistait principalement � laisser entendre que, d�sormais, l'humanit� ne devrait plus �tre emp�ch�e de progresser vers la paix et la prosp�rit�. La gestion politico-militaire par les grandes puissances des graves soubresauts que devait conna�tre le monde par la suite ne remit pas en question cette image d�Epinal.
La mondialisation de l'�conomie lib�rale fut d�crite comme un pas, enfin atteint, vers la concr�tisation d'un partage de valeurs communes, universelles. On se garda bien cependant de soulever la question des contraintes normatives impos�es par ce ph�nom�ne. Celles-ci �branlent pourtant � plus d'un titre le fragile �difice de valeurs � port�e universelle que sont, entre autres, l'�galit� devant la loi et la justice sociale. Les doctrines qui mettent en avant le march� ne font aucune place � la conscience sociale, affirmait il y a peu de temps Colin Power, sous-directeur g�n�ral pour l'�ducation, � l'unesco. Les in�galit�s provoqu�es ou renforc�es par la mondialisation ont d'ailleurs �t� d�crites avec pr�cision, dans des publications du Bureau international du travail et de l'unicef notamment.
L'�mancipation des individus et des soci�t�s par la d�mocratie, les droits de l'homme, la paix et la prosp�rit� est un possible souhait� par l'homme capable d'entreprendre les luttes qu'il estime n�cessaires contre la vuln�rabilit� et l'inach�vement de sa condition. Il est vrai, en revanche, que sa propre qu�te de sens continue de se nourrir de chim�res. Le culte qu'il tend ostensiblement � rendre au march� et � la puissance militaire fait figure de contre-valeur par laquelle il nie son discours humaniste et du m�me coup adoube la puissance comme moteur des relations humaines. Il serait na�f de croire que la symbolique guerri�re du gagnant et du perdant sur laquelle se fonde ses pr�tentions h�g�moniques puisse conduire �ventuellement � un monde meilleur rempli de paix et de prosp�rit�. L'image mystificatrice que l'homme se fabrique de lui-m�me l'�loigne de l'examen critique de ses propres actions. L'ordre mondial d�coulant d'une telle construction est celui d'un march� aux illusions.
Identitarisme, gouvernance mondiale et singularit� du sujet
L'adaptation au changement est un fait de culture en voie de mondialisation. Les modes de vie d'aujourd'hui se traduisent par de brusques sauts dans la mobilit�. Il se d�gage de ce ph�nom�ne l'impression ��et parfois le malaise�� de devoir vivre l'histoire en acc�l�r�. La construction de l'identit� n'est plus � l'image d'un cheminement rassurant dans l'univers du pr�visible, mais � celle d'une tentative de concilier un certain h�ritage du pass� avec une exploration incertaine de l'avenir. La m�moire n'est plus garante du futur. Cela n'est pas sans entra�ner une rupture avec les codes stables du pass�. L'adaptation au changement ouvre la voie au passage d'une r�alit� � une autre. C'est un guide mouvant qui se substitue � un �tat de stabilit� qui constituait il n'y a pas si longtemps le gage d'identit�s singuli�res aux contours bien d�finis. L'univers des repr�sentations culturelles se voit ainsi profond�ment transform�.
Mais l'adaptation sans appel au changement est un leitmotiv creux. Ce volontarisme �quivaut � une chute dans l'inconnu. S'il sied aux id�ologues du progr�s par le march�, c'est qu'il fa�onne une mani�re unique de penser l'avenir en occultant les dures r�alit�s du pr�sent et en �vacuant les le�ons du pass�. Les m�gamod�les de production et de consommation s'accommodent mal de la critique. Les oppositions au rabotage de la pens�e et au danger de laminage des pluralismes culturels constituent un enjeu mondial majeur en cette fin de si�cle. Mais les motivations de certaines d'entre elles ne convergent cependant pas vers le m�me but.
L'opposition fanatique donne l'impression d'une volont� de vouloir figer l'histoire, d'en diviniser l'h�ritage comme s'il s'agissait d'une r�v�lation sacr�e. Cette interpr�tation id�ologico-mystique de l'identit� est le fruit d'une analyse abstraite. Elle fabrique de faux cloisonnements et alimente le rejet de l'autre qu'il est n�cessaire de rendre "�imaginairement incompatible � soi�" pour s'affirmer dans la diff�rence absolue. Cette attitude reste farouchement pr�sente sur la sc�ne internationale et sert de combustible � une r�volte aveugle, sans lendemain. Elle appelle au repli d�fensif et au refus de partage par l'auto-enfermement dans une fixation sur une conception immuable de la r�alit�. Drap� d'un discours de combattant contre l'imp�rialisme occidental, cet identitarisme impr�cateur justifie le rejet de valeurs universelles au motif d�cr�t� que celles-ci ne servent que de paravent � l'h�g�monisme venu du Nord. Ce diff�rencialisme contempteur nourri d'ethnicisme exacerb� et guid� par une �lite f�odale est porteur d'une grande imposture. Celle-ci consiste � soutenir en m�me temps des valeurs autres, particuli�rement x�nophobes et imperm�ables aux id�es de d�mocratie et de droits de l'homme, mais en revanche tout � fait conciliables avec la nouvelle religion mondiale qualifi�e par certains de moneytheism.
Le souvenir encore chaud de grandes r�volutions qui ont permis � des hommes de s'installer au pouvoir avec une mission salvatrice � accomplir, tout en confinant au silence la dissidence, oblige � chercher autrement des voies pour le futur de l'humanit�. La lutte contre les dangers appr�hend�s d'une uniformisation culturelle mondiale par le recours � des politiques et � des strat�gies oligarchiques est b�tement antinomique. C'est "�le serpent qui se mord la queue�". Mais l'exercice d�mocratique est difficile, m�me en d�mocratie. Les valeurs universelles de tol�rance et de respect de la diversit� inspirent moins que l'on ne le souhaiterait les politiques r�elles des dirigeants. Et ces valeurs sont loin d'�tre toujours pr�sentes l� o� il le faudrait, manifestement: dans les manuels scolaires et les hymnes nationaux, par exemple.
Le partage des valeurs universelles passe par la participation libre et enti�re de l'ensemble des singularit�s individuelles et sociales unies autour d'un projet commun � des niveaux qui leur permettent d'en contr�ler l'�volution. Ce besoin fortement ressenti se nourrit de circonspection � l'�gard des grands projets totalisants cherchant � instituer de nouveaux mod�les de gouvernance mondiale sans enracinement dans l'exp�rience quotidienne des hommes. C'est � la lumi�re d'une prudence bien l�gitime que doit �tre examin�e l'id�e non moins l�gitime d'un courant mondialiste qui revendique la prise en compte de la voix des peuples au plus haut niveau, � c�t� de celle des Etats dont l'histoire montre que les int�r�ts particuliers, �strat�giques, surtout � ont largement teint� les enjeux auxquels ils ont �t� confront�s � ce jour. Mais cette voix tant recherch�e doit �maner du sol concret dont elle se veut l'�cho � d�faut de quoi elle pourrait bien finir par se perdre dans le jeu d'une substitution de pouvoir pyramidal coup� de ce que la langage courant nomme la participation de la base. Le danger d'une "gouvernance mondiale" tronqu�e, de la construction d'une d�mocratie fictive se trouve l�. Le passage de l'internationalisme au mondialisme ne changerait donc rien sous l'angle de l'�conomie g�n�rale du pouvoir si le second cherchait � faire du monde un Etat. Comme quoi une lutte l�gitime contre la pens�e unique n'est pas exempte de contradictions.
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� CIFEDHOP 2007