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Le projet d'éducation "globale" et la citoyenneté mondiale: quelques observations

Par Jean Hénaire

 

"Tu as ta vérité, j'ai la mienne, mais n'oublie pas que nous avons la même langue, pour essayer de nous comprendre". Proverbe tzigane

 

Le projet

L'éducation "globale" fait maintenant partie du vocabulaire de l'éducation. En raison du vaste champ d'intérêts qu'elle entend couvrir, sa définition donne la mesure de l'étendue de son projet. Ainsi, selon Renald Legendre, cette éducation "a pour but de favoriser chez les personnes, la compréhension des multiples dimensions du monde actuel et futur, et la participation efficace aux enjeux inhérents"(1). Elle présente également les caractéristiques de l'éducation internationale telle que définie par l'Unesco dans la Recommandation sur l'éducation pour la compréhension, la coopération et la paix internationales et l'éducation relative aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales adoptée par ses États membres en 1974. Comme l'indique le chapitre de cet instrument international consacré à la signification des termes, le mot éducation désigne un processus global par lequel peut être rendue possible la prise en compte indivisible des grands enjeux contemporains. Et l'on retrouvera ce même fil conducteur, notamment, dans une recommandation et une déclaration récentes émanant respectivement du Bureau international de l'éducation et de la Conférence internationale de l'Unesco sur l'éducation(2). Dans tous ces cas, on notera une volonté d'intégrer de multiples enjeux de la vie contemporaine dans les contenus de l'enseignement depuis l'éducation préscolaire jusqu'à la formation universitaire des maîtres. Ces contenus, nombreux et diversifiés, renvoient principalement à la capacité de s'adapter au changement dans un monde qualifié d'interdépendant et d'agir sur celui-ci de manière à ce que le respect des droits de l'homme serve de repère majeur à la construction d'une citoyenneté mondiale soucieuse de justice sociale et de sécurité collective. Il s'agit là d'un discours ambitieux auquel bon nombre de voix prêtent leurs noms. Il explore en outre de nouvelles voies de réflexion qui révèlent la complexité du projet et qui obligent à faire acte de clarté.

Essentiellement, l'éducation globale se veut le manifeste de la terre-patrie, pour emprunter au titre du livre d'Edgar Morin et d'Anne Brigitte Kern(3). Les promoteurs de cette éducation aspirent à la citoyenneté transfrontalière sur les bases modernisées du cosmopolitisme kantien. L'appel à l'universalité des valeurs humaines prend le relais d'une généalogie dejà ancienne qui conduit aujourd'hui à cultiver l'idée d'une altérité mondiale par le dialogue interculturel. Le moyen est éducatif et la fin politique. On aspire à former à la compréhension internationale afin de construire une citoyenneté à la dimension du monde. Le grand mérite de cette pensée éducative est de s'être imposée comme interlocutrice au plan des débats sur l'éducation à un époque où celle-ci est tantôt confrontée aux replis identitaires et aux débats idéologiques, tantôt inféodée au pragmatisme obligé de l'économisme et aux règles imposées de la concurrence. L'actualisation de ce projet se trouve par ailleurs liée à ce qui lui fait encore difficulté.

Dans ce court exposé, nous insisterons particulièrement sur quelques points qui mériteraient, à notre avis, d'être examinés. Comme nous l'avons souligné dans un récent article*, les enjeux d'une telle éducation trouvent leurs racines dans des débats qui marquent la fin de ce siècle et qui rappellent, au-delà des défis qu'ils représentent, l'obligation de faire acte de clarté. Sans vouloir prétendre à l'exhaustivité, il nous semble que les repères qui suivent demandent à être éclaircis.

Dépendance et interdépendance

L'impression

L'éducation globale propose une approche fondée sur l'idée d'interdépendance. Ce mot n'est cependant pas utilisé au titre de concept opératoire susceptible de faciliter une analyse un tant soit peu circonscrite de la portée et des limites du champ théorique que cette éducation entendrait couvrir. En fait, le recours à ce terme, inspiré d'exemples divers, hétéroclites, n'échappe pas à un certain effet rhétorique. Sans définition préalable de l'interdépendance, son utilisation risque de prêter à confusion. C'est ce qui se produit lorsque, par exemple, on s'émerveille devant les nouvelles technologies de l'information et des communications, prometteuses de dialogue planétaire, sans toujours s'interroger sur les enjeux réels des NTIC. Comme on le sait, leur développement s'inscrit dans une véritable guerre économique entre géants dont les intérêts sont beaucoup plus rapprochés d'une volonté de conquête des marchés que d'une vision illitchienne de la convivialité(4). Du coup, le contrôle de l'information par les grands monopoles est susceptible de placer le citoyen-consommateur dans un situation de dépendance qui reduira d'autant son espace démocratique. Dans cet esprit, l'affirmation de l'interdépendance comme clé d'un monde meilleur à venir laisse songeur si elle ne s'accompagne d'une critique des puissances économico-médiatiques et d'un débat sur la responsabilité politique du monde de l'éducation face à cette question.

Des travaux, nombreux, suggèrent une vision beaucoup plus élargie de l'interdépendance que celle qui se réduirait aux rapports économiques. À cet égard, un discours prospectif anticipe l'avènement du monde dont les parties seraient désormais réliées entre elles par des moyens de communications permettant un véritable enrichissement des échanges et la prise de conscience de notre incontournable interdépendance dans la vie sur terre. Joël de Rosnay s'autorise de cet optimisme dans L'homme symbiotique (5). Il envisage dans l'avènement de cet homme la fin de l' "homo economicus", et le début d'une interdépendance créatrice de toutes les formes de la société humaine. Tel est ce que Morin et Kern pourraient appeler un "principe d'espérance"(6). Mais la mort annoncée de cet "homo economicus" ne semble pas être pour demain si on en juge par la formidable expansion de l'économie de marché dont on chante tant l'avenir radieux depuis l'effondrement du Bloc de l'Est.

Dans un contexte mondial où s'impose la loi du marché triomphant, il convient d'évoquer la possibilité bien réelle d'instrumentalisation de l'éducation globale. En effet, la connaissance des enjeux mondiaux peut tout autant servir à developper le sens de la justice sociale qu'à préparer le terrain à l'expansion du marché. L'on retrouve d'ailleurs la marque de cette double orientation dans des textes récents comme dans des descriptions plus anciennes relatives à une des branches ascendantes de cette éducation que l'on qualifiait il y a déjà plusieurs années de cela sur les campus d'"International Studies". Notons que ces études connaissent depuis longtemps un franc succès dans les secteurs de l'administration et du commerce. Le prolongement de ces "études internationales" dans la sphère géo-politique permet d'assurer à l'étranger un relais diplomatique aux intérêts économiques nationaux et multinationaux. Et cela se poursuit, bien entendu, conformément au principe de la réalité. Celui-ci évoquerait la vraie nature de l'homme: un faber moderne naturellement enclin à inscrire ses actions dans la logique de la concurrence. Le passage du national à l'international, puis au mondial ne modifie en rien l'économie générale de cette lecture. Ce qui a changé, c'est l'échelle et non les fins.

Des repères

L'approche systémique fait de l'interdépendance un de ses mots-clés . Celle-ci serait, selon Fritjof Capra, à la fois le révélateur et l'effet d'un écosystème global opérant dans une synergie continuelle par laquelle les phénomènes biologiques, psychologiques, sociaux et environnementaux sont interdépendants(7). Ce serait dans le cadre de cette lecture "holiste" que l'homme peut prendre conscience de son inscription comme partie d'un tout planétaire dont chacune des composantes participe à son histoire comme à son avenir, voire même selon certains à son destin cosmique. La littérature consacrée à ce nouveau "paradigme inventif"(8) est d'un extraordinaire éclectisme en même temps qu'elle appelle de tous ses voeux la recherche d'une communauté de destin placée sous le signe d'une communion générale à la vie sous toutes ses formes et dans le sens le plus large. Explorant l'univers de la complexité, le systémisme dans les sciences humaines situe l'homme dans un réseau d'interdépendances qui révèle l'humilité de sa condition, et aussi de sa dépendance à "l'ensemble".

Dans un autre registre, il resterait à parler de l'expérience de la coopération dans certains domaines où la culture de l'interdépendance semble avoir pris racine. Cela peut s'observer de façon particulière en éducation où l'enseignement coopératif a fini par s'imposer comme un des courants majeurs de la pensée pédagogique. Il en est de même en ce qui concerne plusieurs expériences de micro-développement dans les pays du tiers monde et d'alphabétisation populaire à l'échelle de la planète. La progression du commerce équitable, qui introduit justement la pratique de l'équité dans les échanges commerciaux, est prometteuse d'une économie solidaire. Au plan des nouvelles technologies, les possibilités qu'offrent les sites planétaires portent les germes d'une production conviviale des contenus d'information. Dans tous ces cas, la solidarité locale agit comme un ciment d'interdépendance car les tâches et les productions attendues de ses acteurs procèdent d'une répartition complémentaire in situ des responsabilités en vue de l'atteinte d'un fin commune. La constitution en réseaux de ces initiatives élargissent la toile de la coopération à un ensemble plus large de relations dont l'origine est fondée sur la force du consentement. À cet égard et comme point de départ, n'y aurait-il pas intérêt à définir l'interdépendance comme le résultat d'un ensemble de dépendances librement consenties en vue d'un projet commun et convivial?

Le monde et les États

Un diagnostic

Aujourd'hui, l'État est en crise, s'accorde-t-on à dire. D'aucuns parlent de son inévitable déclin, d'autres de sa nécessaire revitalisation à une époque de l'histoire où la mondialisation fait de la tangibilité de ses frontières un repère identitaire poreux. Ses politiques sont non plus seulement influencées comme jadis par l'apport des idées du monde extérieur, mais impulsées par des décisions transnationales et transfrontalières relayées par de puissants moyens de communication sur lesquels son pouvoir de contrôle est devenu plus ou moins aléatoire. " La réalité du pouvoir mondial, disait récemment le Secrétaire général des Nations unies, échappe largement aux États. Tant il est vrai, poursuivait-il, que la globalisation implique l'émergence de nouveaux pouvoirs qui transcendent les structures étatiques "(9).

La mondialisation des rapports sociaux, économiques et culturels exerce un effet déstabilisateur, notamment sur les États démocratiques fondés sur la souveraineté populaire. C'est en ces lieux que s'appuient l'exercice de la citoyenneté responsable et l'apprentissage de la démocratie et ce, dès l'enfance, par la mise en oeuvre de politiques éducatives qui se veulent à la hauteur de cet idéal. Or, l'évaluation de ces dernières tend manifestement à se pratiquer sur le mode comparatif basé sur la mesure de l'écart à des tendances mondiales auxquelles l'État singulier s'ajuste, renforçant par là leur importance dans ses choix éducatifs. Les conséquences éducatives d'une telle dynamique laissent entrevoir une instrumentalisation du domaine éducatif à des impératifs qui les dépassent.

Aucun organisme transnational -gouvernemental ou non gouvernemental-oeuvrant dans le domaine de l'éducation n'a actuellement la force ni les moyens d'imposer ses vues aux États, contrairement aux structures mondialisées de régulation et d'extension de l'économie de marché mises en place par ses dirigeants. Ainsi, la Recommandation de 1974 adoptée par les États membres de l'Unesco n'a qu'une valeur incitative, ce qui est sans commune mesure avec les obligations des États parties aux accords commerciaux (GATT) signés à Marrakech en 1994.

Au plan éducatif, il n'existe actuellement aucune alternative à l'État pour assurer la mise en oeuvre de réformes. Malgré l'érosion de son pouvoir, il demeure encore le levier décisionnel le plus important pour avaliser l'intégration d'une éducation à la citoyenneté mondiale dans les contenus d'enseignement et dans la formation des maîtres. Soucieux par ailleurs de préserver une souveraineté mise à mal pour les raisons que l'on vient d'évoquer, l'État ne pourra consentir que difficilement à s'identifier à une éducation qui, elle aussi, a des prétentions sans frontières. Il exigera des garanties, notamment celle qui voudra que cette éducation n'effrite pas son droit de regard sur des contenus qui contribueraient, ne fut-ce qu'indirectement, à mettre en question ses politiques. Il s'agit là d'une question qui est loin d'être théorique. En effet, cette "ouverture au monde" appelle à un véritable métissage des idées face auquel bon nombre d'États se montreront hésitants si l'on en juge par la résurgence observée de tendances xénophobes, de nationalismes exacerbés et d'intégrismes ou tout simplement de repli sur soi. L'arrimage des cultures nationales à des civilisations qui les dépassent et les englobent est un fait de l'humanité dont on a dans l'histoire récente réduit à maintes occasions la portée en le soumettant aux impératifs du développement des identités particulières.

Le besoin de réformer

D'une certaine manière, l'on peut voir à la lumière de ce qui précède que l'éducation globale est dans une situation d'interface. Ce qu'elle propose ne peut s'accommoder de l'intention - et encore moins de certains effets de la mondialisation réellement existante - ni de la subordination de ses idéaux à la simple "raison d'État". Pour convaincre les uns et rassurer les autres, un long et patient travail de médiation paraît opportun dans la mesure où il devrait traduire la volonté d'associer sans exclusives les acteurs locaux et mondiaux intéressés au processus de transformation des institutions. Malgré les aléas que connaît cette fin de siècle, certaines propositions émanant de voix diverses éclaircissent quelque peu l'horizon. C'est ainsi qu'on y voit poindre une intention partagée de réformer le système des relations internationales et repenser le rôle des États à la lumière des bouleversements mondiaux dont personne n'est désormais à l'abri. C'est de la capacité de fédérer autour d'idées communes et démocratiques que peuvent évoluer vers le meilleur les liens qui unissent le local et le mondial.

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