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Le «vivre-ensemble» à l’école secondaire : essai d’analyse

par Véronique Truchot



2.4 L'apprentissage du dialogue

L'apprentissage du vivre-ensemble commence par la rencontre de l'autre et la possibilité de dialogue ; c'est pourquoi l'expérience de la parole a toute son importance dans la construction de la citoyenneté. Comme le rappelle Meirieu «la citoyenneté veut dire participation, il faut que l'école forme les jeunes à la parole, leur donne accès à la parole, car, «un citoyen» est celui qui peut parler, qui peut s'exprimer, qui peut aller sur le forum, et qui est capable d'exposer son point de vue.» (Meirieu, 1996, p.24).

Bien sûr, dans une classe où l'on favorise les interactions entre les élèves, les conflits sont inévitables ; d'ailleurs ils sont nécessaires à la construction de sa connaissance. Considérés comme une source de progrès pour le développement social, moral et intellectuel, les conflits doivent être pris au sérieux par l'enseignant qui aura notamment «à encourager les enfants à se parler et à s'écouter réciproquement, à mettre en avant l'importance d'un accord mutuel, à leur donner la possibilité de proposer des solutions et de rejeter les solutions proposées, et à réparer leurs relations.» (DeVries, 1997, p.57).

D'ailleurs, les recherches qui traitent de la violence à l'école semblent indiquer que les établissements scolaires qui sont le plus aux prises avec ce phénomène, sont des écoles où la parole ne circule pas ou ne circule plus (Traube, 1998). En revanche, les manifestations de violence s'atténuent si les élèves estiment qu'ils peuvent communiquer facilement avec les professeurs et l'administration (Defrance, 1988, p.66). C'est pourquoi, écrit Traube : «On n’insistera [donc] jamais assez sur l’importance vitale des «lieux de parole», des «agoras», des «arbres à palabres», c’est-à-dire des moments formels et institués où l’on se réunit pour discuter ensemble des problèmes qui se posent et notamment des conflits» (Traube, 1998). Ce n'est pas par hasard si les politiques de prévention de la violence en milieu scolaire préconisent la mise en place de «lieux» de participation et de dialogue devant favoriser une éducation par l’expérience mais aussi, améliorer le climat des classes et des établissements. «Il ne s'agit pas de charger l'école de toutes les responsabilités. Mais il convient de mettre au premier plan celle, fondamentale, qui conditionne notre avenir : apprendre aux enfants à vivre ensemble, à surseoir à leur violence, à s'écouter, à se parler, à inventer ensemble leur avenir», écrit Philippe Meirieu (1997).

Si l'on convient de l'importance du dialogue dans la formation de futurs citoyens, il reste à se demander comment, au plan pédagogique, il est possible de mettre en place des «dispositifs» qui favorisent l'émergence de cette parole et sa régulation. Car, il ne suffit pas de laisser libre cours à la parole pour qu'advienne le dialogue. La prise de parole dans le respect des règles consenties constitue une des premières formes d'échanges démocratiques entre les personnes. La libre expression, la capacité d'écoute, la compréhension et l'appropriation de la règle et le respect de soi et des autres apparaissent comme les bases d'une éducation à la citoyenneté. Cette éducation ne devrait pas «se limiter à un endoctrinement au civisme, mais devrait nécessairement se faire dans une atmosphère où la culture démocratique serait déjà à l'œuvre. Habituer les jeunes à vivre avec les autres et les mettre au défi de travailler avec eux, favoriser la prise de parole et les aider à se tailler une place à leur mesure dans les prises de décisions sont autant de moyens pour développer une culture de coopération, de solidarité et de convivance» (Sharp, 1993. p. 202). Apprendre à dialoguer pour enrichir le débat citoyen par une rigueur de pensée dans l'argumentation, le sens d'une vérité partageable par la discussion.

Dans une perspective d'éducation à la citoyenneté, il est donc plus que souhaitable que les élèves disposent de leur droit à la liberté d'expression et qu'ils apprennent à le vivre dans le respect du droit des autres. «Le début de la démocratie,[nous dit Rueff-Escoubès] c'est la possibilité de s'exprimer, de dire son mot sur ce qui nous concerne» (1997, p. 59). Ainsi perçue, la libre expression des élèves n'exclut en rien le rôle déterminant de l'enseignant dans l'exercice d'une autorité légitimée par ses rôles de référent, de détenteur de connaissance et de garant de la loi.

Cependant, la loi, comme la démocratie, est en perpétuelle évolution ; comme celle-ci, elle correspond à une époque, à un contexte particulier. L'essence même de la démocratie est qu'elle peut être critiquée dans sa forme actuelle.

Et, apprendre ça à l'école, c'est, comme pour tout autre apprentissage, la pratiquer ; la pratiquer de façon individuelle et de façon collective, dans l'autonomie et non pas sous tutelle de la direction. Il y aura des bavures? Et puis après? Si l'on est capable et si l'on souhaite un apprentissage critique, on apprendra aussi à critiquer ses propres bavures. Et à dix-huit ans, ce n'est pas d'un droit nouveau dont on héritera, mais c'est une habileté dont on élargira les horizons. (Laliberté, 1993, p. 212).

Ce sujet renvoie à la difficile question de la tension permanente entre les libertés individuelles et l'institution ; entre la particularité des opinions subjectives et les normes régulatrices des rapports sociaux. Un point névralgique pour l'école qui doit préparer les jeunes à vivre dans «une société basée sur un contrat social qui vise à rendre compatibles les libertés individuelles et l'organisation sociale» (MEQ, 1997, p.33).

Dans ce sens, les données recueillies invitent à des réflexions sur l'apprentissage des normes et la liberté du sujet ; sur la transgression des règles et le recours à la sanction ; sur le respect mutuel et la construction de l'autonomie. Autant de sujets qui méritent d'être analysés et pris en considération si l'on reconnaît à l'école un rôle dans la formation de citoyens actifs et responsables.

Les résultats de ce travail nous conduisent à situer l'institution scolaire en tant que lieu d'inculcation du normatif et d'éducation à l'autonomie. Cette double fonction est source de tensions en même temps qu'elle invite à nous interroger sur les conditions pédagogiques qui permettent des pratiques éducatives démocratiquement formatrices.


2.5. L’apprentissage des normes et la liberté du sujet

Dans leurs mots, les élèves interrogés expriment le conflit récurrent qui oppose l'aspiration à la liberté aux contraintes du normatif. À la base de la démocratie, cette tension entre les libertés individuelles et le bien commun, les valeurs universelles et les revendications du sujet appellent à un dialogue constant. Le «vivre-ensemble», nous l'avons vu, suppose un certain nombre de règles communes ; cependant, on peut envisager de différentes manières leur apprentissage selon la façon dont on conçoit la socialisation. Soit «la socialisation est pensée comme un processus déterministe et univoque d'intégration des normes et des valeurs préexistantes et extérieures à l'individu, dont on fait ainsi le réceptacle passif du social.» (Verhoeven, 1997, p. 61) ; soit, comme une démarche dans laquelle l'acteur joue un rôle actif en mettant en œuvre des compétences sociales et langagières. Dans cette perspective, la socialisation n'est plus l'imposition d'un social extérieur, «il s'agit plutôt ici d'une démarche endogène de création de sens par le sujet à travers son expérience propre.» (Verhoeven, 1997, p. 113). Des deux façons de concevoir la socialisation, que l'auteure -s'inspirant de Kohlberg (23)- qualifie respectivement de «conventionnelle» (24) et «post-conventionnelle» (25) la première semble être la plus courante dans les écoles que fréquentent les jeunes que nous avons interviewés. Si l'on se réfère à Kohlberg, on peut même penser que dans certains cas une conception «pré-conventionnelle» (26) domine. En effet, une perspective «post-conventionnelle» supposerait «la capacité de transformer des contenus normatifs substantiels, de les recomposer, d'en créer de nouveaux.» (Verhoeven, 1997, p.115), ce qui ne paraît pas être le cas, si l'on en juge d'après le discours des élèves interrogés : les règles ne sont pas discutables.

Bien que les orientations du ministère de l'Éducation du Québec en matière d'éducation à la citoyenneté rejoignent plutôt une conception «post-conventionnelle» de la socialisation -notamment en ce qui concerne le développement de l'esprit critique-, il semblerait que les pratiques en cours dans les écoles fréquentées par les répondants, relèvent davantage d'une vision conventionnelle de l'apprentissage des normes. Cet écart entre le discours de l'institution scolaire et les pratiques laisse apparaître des dysfonctionnements dont l'analyse pourrait s'avérer intéressante dans un contexte où l'accent est, plus que jamais, mis sur la formation de citoyens responsables, capables de discernement, ayant l'esprit critique et possédant les habiletés à faire des choix fondés sur des valeurs démocratiques.


III. Points critiques

3.1 La transgression des règles et le recours à la sanction

Rappelons, même si cela peut paraître un truisme, qu'une règle n'en est une que si elle s'accompagne d'une sanction en cas de transgression. Cependant, la perspective dans laquelle on envisage l'éducation au sens large a toute son importance dans la définition de la sanction. En effet, dans la perspective d'un enseignement «traditionnel», «conventionnel» ou «gradualiste», la sanction est avant tout punitive (obéissance/sanction) et vient «châtier une faute». Dans certains cas, mentionnés par les élèves interrogés, la menace de sanctions est également utilisée pour maintenir l'autorité. Dans ce cas, «On se représente comme naturel que la contrainte règne à l'école, on se représente l'enfant comme devant être soumis à toutes les cœrcitions contre lesquelles l'adulte a lutté depuis des siècles» (Piaget, 1932).

Des points de vue «post-conventionnel», «non gradualiste» et «socio-politique», les sanctions prennent la forme de réparations qui visent avant tout à responsabiliser l'élève et à modifier son comportement, plutôt qu’à le punir. Il n'est plus ici question de faute, mais d'erreur, et la sanction représente essentiellement un mécanisme de régulation de «comportements libres» qui passe par des modalités de construction négociée de l'ordre scolaire pour emprunter à Verhoeven (1997, p.439). L'application des conséquences de la transgression devient alors un moyen d'aider les élèves à acquérir un sentiment de responsabilité et de contrôle. Pour Defrance (1988), une approche disciplinaire punitive risque d’entraver l'accès aux savoirs ; de plus, la punition ne permettrait pas à l’élève d'expérimenter les obligations d'une loi commune pour tous et, partant, de faire l'apprentissage de la citoyenneté.
Selon les propos que nous avons recueillis, les sanctions prennent souvent, semble-t-il, la forme d'éviction scolaire et sont perçues par les élèves comme des punitions. Ces élèves réclament un rapport aux règles basé sur l'argumentation et critiquent les sanctions décidées par la hiérarchie. Ces témoignages rejoignent des études portant sur les règlements d’école qui notent l’importance qu’accordent ces règlements à l’obéissance et à l’autorité (27).

Si l'on emprunte un point de vue «post-conventionnel», on est amené à s'interroger sur la pertinence de ce type de sanctions, qui privent les élèves de leur plein droit à l'éducation et, en ce sens, entravent l'accès aux savoirs. La question nous paraît particulièrement pertinente dans le cas où les suspensions visent à sanctionner des absences non justifiées à des cours et ce, dans un contexte où le décrochage scolaire prend des proportions alarmantes. Si la sanction doit permettre aux élèves d'acquérir un sentiment de responsabilité, peut-elle alors (comme c'est le cas pour l'un des répondants) prendre la forme d'une interdiction de participer à des activités qui contribuent à cet apprentissage? L'ensemble des travaux que nous avons lus sur la question semblent indiquer que la réponse est non.


3.2 Le respect mutuel et la construction de l’autonomie

La notion de respect est fréquemment évoquée par les jeunes interviewés ; elle semble représenter pour eux une valeur importante. De l’avis de presque tous les moralistes, c'est cette valeur qui rend possible l'acquisition des notions d'éthique. À travers ce que disent les élèves, on observe que leur conception du respect se rapproche tantôt de la «soumission forcée» (28), tantôt, de la considération ; dans ce cas, ils revendiquent la réciprocité. Ces deux types de respect correspondent à ce que Piaget (1932) appelle le «respect unilatéral» et «le respect mutuel». Le respect unilatéral est celui du cadet pour l'aîné, de l'enfant pour «l'adulte [qui] impose ses règles et les fait observer grâce à une contrainte spirituelle ou en partie matérielle» (p. 32). Le respect mutuel est le respect de conventions entre individus égaux, il ne nécessite aucune contrainte et se caractérise par un rapport social de coopération. La mesure de réciprocité, qui consiste en la rupture du lien de solidarité (méfiance/confiance), remplace la sanction expiatoire. Selon cet auteur, le respect unilatéral produit l'hétéronomie ou une morale de l'obéissance ; le respect mutuel produit, quant à lui, l'autonomie.

L'analyse des données laisse penser que, dans les écoles que fréquentent les répondants, l'accent est mis sur le respect unilatéral. Cela semble susciter, selon les cas indifférence ou révolte chez les élèves des catégories «participation passive» -qui n'ont pas de demandes particulières à adresser à l'école- et ceux du groupe «absence de participation», qui portent des jugements sévères, voire amers sur le fonctionnement de l'école.

L'analyse des propos recueillis donne quelques indications sur des dysfonctionnements du système éducatif, qui mériteraient d'être analysés dans le cadre de recherches complémentaires. Au nombre de ceux-ci, soulignons ceux qui concernent l'accès à «une parole... qui donne la parole». Parfois maladroite, celle des jeune est, dans bien des cas, réduite à une parole revendicatrice, emprunte d'un spontanéisme sans fondement. À l'heure où les réformes scolaires mettent de l'avant une éducation à la citoyenneté et aux valeurs démocratiques qui s'y rattachent, ne doit-on pas, au contraire cultiver cette parole pour qu'elle devienne une parole témoin de soi, témoin des autres?


IV. Perspectives

Il reste à rappeler les limites de cet exercice et à poser quelques jalons pour de nouvelles réflexions. Rappelons d'abord que notre objet d'étude était l'analyse des représentations qu'ont des élèves de 4ème et de 5ème secondaires de leur expérience de la liberté d'expression à l'école. On ne saurait déduire de ces représentations le fonctionnement démocratique (ou non) des institutions scolaires. D'ailleurs, les représentations des jeunes interviewés sont marquées par l'ensemble de leur vécu (familial, social, etc.). Sans nier la complexité de la question, nous avons choisi de nous concentrer sur l'expérience scolaire de ces jeunes. Ce n'est à l'évidence qu'une infime partie de ce qui participe à leurs représentations de la liberté d'expression, mais il fallait bien limiter notre champ d'investigation.

Pour explorer les représentations d'élèves, l'option a été prise de recourir à une méthodologie de type qualitatif et de procéder à des entretiens individuels sur un nombre limité de sujets. L'analyse que nous proposons ne prétend donc pas, en aucun cas, être généralisable. Néanmoins, les propos recueillis sont d'une grande richesse et peuvent alimenter les débats autour du rôle de l'école dans la formation de citoyens actifs et responsables. Comme nous l'avons vu, les propos des élèves interrogés invitent à des réflexions sur l'apprentissage des normes et la liberté du sujet ; sur la transgression des règles et le recours à la sanction ; sur le respect mutuel et la construction de l'autonomie. Autant de thèmes au sujet desquels il serait intéressant de recueillir les points de vue des personnes qui participent à la formation des jeunes, notamment les parents et les enseignants. C'est ce que nous avions projeté de faire au début de notre démarche, mais des raisons ayant trait à la faisabilité nous en ont dissuadée. Pour les mêmes raisons, nous n'avons utilisé qu'un seul instrument (l'entretien individuel) pour la collecte des données ; nous n'avons donc pas eu recours à la triangulation (29).

Malgré les limites rencontrées, cette analyse apporte un éclairage sur la représentation que peuvent avoir des élèves de 4ème ou 5ème secondaires au sujet de la liberté d'expression à l'école. Les différents niveaux d'analyse des données laissent apparaître des pistes qu'il pourrait être utile de privilégier dans la perspective d'une éducation à la citoyenneté démocratique. Ainsi en est-il, par exemple, de la mise en place de «dispositifs» d'expression collective des élèves sur leur vécu scolaire qui permettraient «(...) à tous les élèves de la classe de prendre la parole librement entre eux sur ce sujet [leur vécu scolaire] -tous y compris ceux qu'on entend jamais-, en sachant à qui ils s'adressent et ce qu'il sera fait de ce qu'ils diront.» (Rueff-Escoubès, 1997, p. 59). N'est-ce pas par là, en effet, que commence toute formation à la citoyenneté démocratique?

 

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